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sang aux mains, qu’il ne lui est pas permis de toucher ses dieux avant qu’il se soit purifié dans une eau courante, et il les confie à son père. Ce qui le préoccupe surtout, ce sont les oracles, les présages, les signes de toute sorte par lesquels se révèle la volonté divine. Le destin tient assurément une grande place dans Homère : ses héros font beaucoup d’usage des devins ; ceux d’entre eux qui sont condamnés à être vaincus et à périr ne l’ignorent pas, et le rappellent même quelquefois ; mais en général ils l’oublient, et se conduisent tout à fait comme s’ils n’en savaient rien. Ce fond de fatalité semble rester chez lui obscur et lointain : il s’en échappe par momens des reflets sinistres qui assombrissent l’action ; heureusement ce ne sont que des éclairs, et sur le premier plan se développe librement l’activité des personnages livrés sans arrière-pensée à la fièvre de la vie, et oubliant dans les passions du présent les menaces de l’avenir. Énée au contraire est tout à fait dans la main des dieux, et il tient toujours les yeux fixés sur cette force supérieure qui le mène. Jamais il ne fait rien de lui-même. Quand les occasions sont pressantes et qu’il importe de prendre un parti sans retard, il n’en attend pas moins un arrêt du destin bien constaté pour se décider. Il semble que, lorsque Évandre lui offre l’alliance des cités étrusques dont il a si grand besoin, il devrait remercier avec effusion un hôte si obligeant et s’empresser d’accueillir ses propositions ; il s’en garde bien, et reste les yeux baissés avec le fidèle Achate jusqu’à ce que les dieux lui aient fait clairement savoir ce qu’il doit faire. Il faut que la terre tremble, que le ciel s’enflamme, que le bruit des armes retentisse dans l’air pour qu’il accepte un secours dont il ne peut guère se passer ; mais une fois que le ciel a parlé, il n’hésite plus. Ses désirs, ses préférences, ses affections, se taisent ; il se sacrifie et s’immole sans se plaindre aux ordres des dieux. C’est ce qui est surtout visible au quatrième livre. Quand on le lit avec soin, on s’aperçoit que Virgile n’a pas semblé tenir à nous dépeindre directement les sentimens véritables de son héros pendant ce séjour à Carthage, où Didon lui fait oublier quelque temps l’Italie et les destinées. Sans doute il ne voulait pas nous trop découvrir ses faiblesses, il hésitait à le montrer dans une situation qui ne répondît pas à sa sévérité ordinaire. Il laisse pourtant entrevoir que cet amour était plus sérieux et plus profond qu’on ne devait l’attendre d’un si grave personnage. Pour savoir ce que Didon en avait fait en quelques semaines, il suffit de se rappeler dans quel costume le trouva Mercure lorsqu’il vint par l’ordre de Jupiter le rappeler à son devoir. « Il portait un cimeterre étoile de diamans ; sur ses épaules resplendissait un manteau de pourpre, présent de Didon, qui l’avait tissé de ses mains, mêlant des filets d’or au riche tissu. » C’était déjà un prince tyrien. Cependant au premier mot du