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n’était qu’une panique quelques jours auparavant devenait bientôt la plus triste réalité.

L’invasion qui menaçait la Normandie se dessinait en effet dès le 9 octobre, sur l’Epte, par Gisors. Elle était conduite par le prince Albrecht, qui avait 4,000 hommes et deux batteries d’artillerie pour occuper une ville sans défense. Sans doute c’était un malheur que cette première ligne fût ainsi abandonnée, puisqu’on livrait le Vexin aux déprédations ennemies. Ceux qui étaient chargés de couvrir Rouen cédaient évidemment à la plus douloureuse nécessité pour échapper à l’inévitable désastre qui les attendait, s’ils avaient voulu courir la chance de soutenir le choc de l’ennemi sur une ligne si avancée avec les médiocres forces qu’ils avaient à leurs ordres. On s’était borné à envoyer, assez inutilement, il faut l’avouer, quelques compagnies de mobiles, qui étaient arrivées le matin de l’attaque, et qui se dispersaient aux premiers sifflemens des obus prussiens. Le prince Albrecht ne se montrait pas moins irrité à son arrivée à Gisors, non pas précisément pour cette défense des mobiles, mais parce que non loin de là, au passage de l’Epte, ses soldats avaient été un instant arrêtés dans leur marche par les habitans de la commune de Bazincourt. Ces braves gens, sans se laisser émouvoir par l’inégalité de la lutte, s’étaient courageusement battus. Ils avaient des morts et des blessés, ils avaient aussi fait du mal à l’ennemi., qu’ils avaient tenu en échec pendant quelques heures. Le prince Albrecht ne parlait de rien moins que de brûler le village ; il crut sans doute être fort humain en se bornant à exercer d’impitoyables représailles contre de malheureux Français qui n’avaient fait que défendre leurs foyers, et ici, par cet épisode sanglant de Bazincourt, qui marquait les premiers pas des Prussiens en Normandie, je voudrais montrer le caractère nouveau, ineffaçable, que prenait de plus en plus cette invasion allemande.

Jusque-là, on n’était point sorti des règles militaires. Maintenant, à mesure que les Prussiens s’avançaient en France, la lutte commençait à changer de nature et devenait farouche. Ah ! sans doute la guerre est toujours la guerre, une invasion est toujours une invasion. Toutes les fois qu’on déchaîne les passions meurtrières, qu’on jette un peuple sur un autre peuple, on peut s’attendre à voir se dérouler le lugubre spectacle des massacres organisés, des villes incendiées, des extorsions de la soldatesque, des représailles instantanées et sanglantes, des réquisitions à main armée et des ruines ; mais ce n’étaient là, jusqu’ici, on pouvait le croire, que des violences accidentelles de la guerre. Ce qu’il y a de particulier dans ce grand conflit de 1870, c’est l’esprit même qui préside à l’invasion, qui organise la destruction au lieu de la limiter, qui