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devenues inutiles, disparaissent, la nageoire caudale suffit seule à la natation. Dans une foule d’insectes, les ailes n’existent que chez le mâle, sont incomplètes ou avortées chez la femelle. Les mâles du papillon des vers à soie qui sont élevés dans les magnaneries n’exerçant plus leurs ailes en volant à l’air libre, celles-ci ont diminué de génération en génération, et maintenant ces mâles ont des ailes trop courtes et incapables de les soutenir ; ils battent des ailes, mais ils ne volent plus. La sélection naturelle produit les mêmes effets. Dans l’île de Madère et celles qui l’avoisinent, les insectes coléoptères sont souvent emportés par les vents et jetés à la mer où ils périssent ; ils se tiennent cachés tant que l’air est en mouvement : aussi les ailes se sont-elles amoindries. Cette disposition est devenue héréditaire, et sur 550 espèces répandues dans ces îles, il y en a 200 qui sont incapables de soutenir un vol prolongé. Sur 29 genres indigènes, 23, proportion énorme 1 se composent d’espèces aptères ou munies d’ailes imparfaites[1].

L’ensemble de ces faits fera comprendre aux personnes étrangères à l’étude des sciences naturelles pourquoi les zoologistes, quand ils veulent s’exprimer rigoureusement, disent toujours : les oiseaux volent parce qu’ils ont des ailes, et non pas : les oiseaux ont des ailes pour voler. La première proposition exprime un fait simple, évident, indiscutable. La seconde se complique d’une hypothèse téléologique, pour parler le langage des philosophes ; elle suppose une prédestination de l’animal à un certain genre de vie. L’observation nous montre au contraire que c’est le genre de vie qui détermine le développement ou amène l’atrophie des organes, qui sont actifs ou inactifs suivant les circonstances et les conditions au milieu desquelles l’animal se trouve placé. Aussi la doctrine des causés finales, si fort en vogue dans le siècle dernier, est-elle généralement abandonnée par les naturalistes penseurs de notre temps.

Continuons l’étude des organes avortés. Dans une classe d’animaux, les uns terrestres, les autres aquatiques, celle des reptiles, ce sont les pattes qui disparaissent. Les crocodiles et les lézards en ont quatre ; chez les seps, elles sont très courtes ; dans les bimanes et les bipèdes, il n’y en a plus que deux ; dans le pseudopus, elles se réduisent à de petits tubercules, dernière trace des membres postérieurs. Chez l’orvet, il n’y a plus de membres, mais on trouve sous la peau les os de l’épaule et le sternum ; enfin ces os même disparaissent dans les serpens. Cependant chez le boa on remarque encore deux os en forme de cornes, réminiscence du

  1. Darwin, Origine des espèces, p. 153.