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D’où pouvait venir la résistance ? de quels élémens disposait-elle ? Qui pouvait la coordonner et la diriger ? Le gouvernement de Paris, enfermé dans sa grande prison, n’avait plus aucun moyen d’action extérieure ; il ne savait plus rien et ne voyait plus rien à travers les sombres lignes prussiennes qui lui dérobaient le théâtre mobile de l’invasion et de la guerre. Le gouvernement de Tours n’avait de souci que pour la Loire, et ne songeait tout au plus qu’à fondre les derniers débris de la vieille armée avec des mobiles rassemblés en toute hâte dans ce 15e corps, qui allait devenir le premier noyau de l’armée nouvelle. Les autres parties de la France étaient délaissées, livrées à elles-mêmes. Je ne parle point encore du nord proprement dit. La Normandie quant à elle, la Normandie tout ouverte, riche, sans protection, se sentait la première en péril. Elle était dans une anxiété singulière que la proximité de l’ennemi ne justifiait que trop sans doute et que la confusion du lendemain d’une révolution aggravait encore. A chaque instant, on croyait voir arriver les Prussiens, et un jour même, avant la fin de septembre, le télégraphe annonçait jusqu’à Caen et à Évreux qu’ils s’avançaient décidément. Ce n’était qu’une panique ; l’émotion ne fut pas moins extraordinaire partout. Le fait est qu’entre l’invasion et Rouen il n’y avait que deux faibles lignes de défense, la petite rivière de l’Epte d’abord, puis plus bas une autre petite rivière, l’Andelle, toutes les deux coulant à peu près parallèlement entre le chemin de fer qui relie Amiens à la Normandie et la Seine. Dans l’intervalle se déroulent les plateaux du Vexin, dont la richesse devait être un appât pour l’ennemi. La défense de ces deux lignes médiocres, qu’on ne voulait pas cependant livrer sans combat, reposait tout entière sur le commandant militaire de Rouen, le général Gudin, qui ne comptait pas un soldat régulier sous ses ordres, qui n’avait que des mobiles fort novices, et sur un homme de dévoûment, de courage, qui allait disposer de forces plus apparentes que réelles. Ce chef improvisé était un député au corps législatif, Normand lui-même, M. Estancelin, qui au lendemain du 4 septembre avait reçu du gouvernement de la défense nationale le titre et les pouvoirs de commandant-général des gardes nationales des trois départemens de la Normandie, la Seine-Inférieure, le Calvados et la Manche.

M. Estancelin était arrivé à Rouen plein d’ardeur, non pour se mettre en lutte avec l’autorité militaire auprès de laquelle il se trouvait placé, mais pour être avec elle à l’action et à la peine, si on ne pouvait être ensemble au succès. Il portait dans sa mission une double pensée, une double résolution : faire pour la défense tout ce qui serait possible, organiser, habiller, équiper les gardes nationales, qui n’existaient même pas, ou qui du moins n’existaient