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exercé une si grande influence depuis deux siècles sur les habitudes de la piété catholique, et semble avoir eu une si forte prise sur la partie la plus sensible du peuple des fidèles.

Je suis sorti immédiatement pour me rendre au couvent de la Visitation où la religieuse bourguignonne eut l’aimant cauchemar de Jésus entr’ouvrant sa poitrine pour lui montrer son cœur enflammé Jamais ma curiosité n’a été mieux satisfaite qu’elle ne le fut dans la petite chapelle de la Visitation. Cette chapelle est un vrai chef-d’œuvre, je le déclare tout net au risque de scandaliser les partisans du goût austère, un chef-d’œuvre non par l’architecture, à laquelle on ne songe guère, mais par la couleur et l’harmonie. C’est bien mieux qu’un souvenir de Marie Alacoque que j’ai trouvé là, c’est la représentation même de l’état d’âme de la religieuse et de l’atmosphère ambiante dans laquelle elle plongeait lorsque la vision se produisit. La chapelle est exclusivement consacrée à la dévotion du sacré cœur, et tout a été calculé avec une finesse profonde pour ramener l’imagination à cette unique pensée. Il semble que la vision va se produire naturellement, tant son théâtre est merveilleusement préparé. Un crépuscule éternel y règne, crépuscule arrêté avec une précision toute féminine, assez profond pour que les yeux de la chair renoncent à l’ambition de distinguer les objets, assez doux pour qu’ils aient plaisir à goûter le repos de l’ombre. Des lumières nombreuses descendent en grappes des voûtes, mais ne portent pas la plus petite atteinte à ce crépuscule, car elles sont pour ainsi dire sans clarté : lueurs rouges pareilles à de petites langues de flamme, elles brûlent mornes et sans jet, comme le ferait une lumière comprimée trop longtemps et à laquelle l’air manquerait. Ces lampes sont à la fois un symbole très parlant d’une âme concentrée dans sa muette rêverie comme celle de Marie Alacoque, et une représentation très sensible de cette nature de flamme qu’on peut supposer errante autour d’un cœur enfermé dans son obscure prison. Le silence, s’ajoutant au crépuscule et aux lumières sans clarté, complète le mystère. Des chants retentissent cependant, mais ces chants de religieuses invisibles dans les salles qui avoisinent le sanctuaire ne troublent pas plus le frais silence de la chapelle que les chants des cigales ne troublent à midi le silence ardent des campagnes, et je reste longtemps à admirer comment tous ces élémens se sont fondus en une unité où se révèle ce génie particulier, des détails et des nuances qui fait les bouquets exquis, les toilettes harmonieuses, les dentelles légères et les tapisseries douces à l’œil, c’est-à-dire le raffinement de sensibilité de la nature féminine.


EMILE MONTEGUT.