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vous à condamner sa prodigalité ? Tant qu’il vécut, ne l’avez-vous pas tous suivi comme à la piste pour ramasser les pièces d’or qui tombaient de ses poches avec plus d’abondance que ne tombèrent jamais les flocons de manne sur les Hébreux affamés. Cet argent qu’il vous doit encore, combien de fois ne vous l’a-t-il pas rendu sous les formes les plus variées de l’aumône et du don, sans compter celle de l’usure inventive en expédions qu’il exerçait contre lui-même et à votre profit ! Si l’on examinait les choses au point de vue de la justice absolue, peut-être trouverait-on qu’il ne vous doit rien, et si on les examine selon la logique de certains docteurs démocratiques, qui ne manqueront pas un jour ou l’autre de vous faire mal user de ce suffrage universel dont il vous a fait cadeau, peut-être trouverait-on qu’il vous a payé plus que votre dû. Sa prodigalité l’a fait mourir endetté envers Pierre, mais d’un autre côté il a enrichi Jean auquel il ne devait rien, et qu’importe que ce soit Jean qui ait reçu ce qui est dû à Pierre ? La solidarité a-t-elle donc besoin d’un autre équilibre de compte, et est-ce ainsi que vous comprenez les doctrines qui vous la recommandent au nom de la démocratie ? » Cependant une fois mon indignation refroidie, je ne pus m’empêcher de trouver que, selon la loi sociale, c’était ce paysan qui avait raison, et je pensai à ce sergent de justice qui, le jour des funérailles de Shéridan, interrompit le convoi que suivait tout ce que l’Angleterre avait d’illustre, et étendit sa baguette sur le cercueil du grand orateur pour dire qu’il mourait insolvable. C’était ce même rôle solennel de vengeur de la loi que ce paysan venait de remplir, et de remplir avec une perfection de dureté qui dépassait de beaucoup en sérieux la mascarade légale du convoi de Shéridan. La conclusion à tirer de cette scène, c’est que nous vivons dans un monde où il est de bonne prudence de se rappeler chaque matin le mot de Dunois à l’avènement de Louis XI : « Que chacun songe à se pourvoir. »

Paray-le-Monial a été la dernière étape de ces longues excursions en Bourgogne. C’est une gentille petite ville d’origine ecclésiastique, comme le dit clairement son nom, et les souvenirs intéressans que j’y ai trouvés debout sont bien en harmonie avec cette origine, car ils se rapportent tous exclusivement à notre vie religieuse, même celui de son hôtel de ville. L’histoire curieuse de cet édiuce se rattache en effet étroitement à nos querelles théologiques du XVIe siècle, qu’elle éclaire d’une lumière toute gauloise et qu’elle raille plaisamment comme une sorte de facétieux fabliau. Dans la première moitié du XVIe siècle vivaient à Paray deux frères du nom de Jayet, marchands drapiers de leur profession. L’un de ces frères était catholique fervent, l’autre était huguenot enragé ; c’est assez dire qu’ils s’exécraient fraternellement et n’avaient pas de plus doux