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est cependant aussi petite qu’une simple chapelle ; les piliers en sont disposés de telle sorte qu’ils ont l’air d’être une forêt, tandis qu’ils ne sont qu’un fort petit nombre ; on s’engage résolument entre leurs intervalles, et au bout de trois pas. on se trouve ramené au point de départ comme ces héros des romans de chevalerie égarés dans un méandre magique qui, quelque route qu’ils prennent, retombent toujours à la même place.

L’homme célèbre de Tournus„ c’est cet aimable Greuze, qui est en peinture ce que son contemporain Sedaine est en littérature. Tous les deux, menue monnaie de Diderot et issus, des théories répandues par lui, ils inaugurent timidement un art démocratique inconnu avant eux et destiné progressivement à tout envahir. Ce n’est pas que la représentation de la vie populaire ait été absente de l’art du XVIIIe siècle, mais ce qui les caractérise très-particulièrement l’un et l’autre, c’est que chez eux la démocratie se prend au sérieux pour la première fois. Chez Lancret, Lantara, les Lenain, la vie populaire tient certes une grande place, mais seulement sous forme de scènes légères, joyeuses ou grotesques ; comme si elle estimait elle-même qu’elle ne compte pas, elle ne se propose que de nous amuser, et rire est tout ce qu’elle désire. Dans Chardin, la vie bourgeoise apparaît fort sérieuse, mais elle garde encore sa modestie et reste exempte d’ambition. Avec Greuze et Sedaine au contraire, les personnages de la commune humanité viennent pour la première fois réclamer non plus la complaisance de nos rires, mais le privilège de nos larmes. Ils pleurent pour tout de bon vraiment, et même, comme s’ils craignaient de manquer leur but et de ne pas fondre la glace de notre inattention, ils accompagnent leurs larmes de petits sanglots aigus et d’une pointe d’emphase criarde afin de mieux avoir prise sur notre cœur. Ce sont deux petits prophètes à voix timide de l’ère qui s’avance ; là est leur intérêt, durable à l’un et à l’autre. On voit encore à Tournus la petite maison où Greuze naquit et fut élevé, elle est presque aussi laide que celle de Prud’hon à Cluny. À Cluny, j’ai remarqué une ressemblance frappante entre la grâce physique de la population et le genre de beauté qui est propre à Prud’hon ; je n’ai fait à Tournus aucune observation analogue pour Greuze, et je doute qu’il faille y chercher l’origine de sa gentillesse ; en revanche sa petite maison, située dans une longue et très étroite ruelle populaire, m’explique assez bien l’origine de sa mise en scène. Dans ce milieu, il put contempler plus d’une fois ces drames de la vie de famille, qui abondent dans le peuple plus, que dans les autres classes de la société, et prendre goût à ce pathétique lacrymatoire très particulier aussi au peuple, qui, de même qu’il rit avec moins de réserve, pleure avec moins de retenue qu’on ne rit et qu’on ne pleure ailleurs. Il se