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ressentons devant elle aucune des mélancolies de la tombe ? Ce suaire funèbre devient vivant, il se meut, se soulève, se gonfle comme une voile de navire, s’arrondit au-dessus de la tête du mort comme un dais royal ; mais que dis-je, le mort ! il n’y a devant nous qu’un homme endormi. Comme une potion narcotique engourdit par degrés le corps, en sorte qu’une partie des membres dort déjà tandis que l’autre veille encore, ainsi agit l’immortalité sur le personnage que nous contemplons, vivant dans toutes les parties qu’elle a pénétrées, captif dans toutes celles quelle n’a pas atteintes. Elle le soulève dormant encore, elle redonne à ses membres la souplesse de la vie, un sourire radieux fond sur les lèvres l’austérité glacée du trépas, et sur ces joues tout à l’heure livides court, dirait-on, une huile incorruptible. Ce visage ne porte plus trace des misères de la terre ; le séjour dans le tombeau a débarrassé ce mort vivant de son corps de limon, et il ne lui reste plus que celui qu’on appelle en magie le corps de lumière astrale. Tout est anéanti et oublié maintenant des souillures qui obscurcirent sa noblesse : la tragédie des fossés de Vincennes, le guet-apens de Bayonne, les boucheries horribles de Saragosse et de Tarragone, les six cent mille hommes de la grande armée ensevelis sous les neiges, le champ de bataille de Leipzig, les trois millions d’hommes morts pour réaliser des rêves gigantesques. Tout cela n’est plus, et c’est ce que dit avec énergie cette aigle si profondément morte au pied du monument. Le héros va vivre parce qu’il est une âme et qu’il a son refuge parmi les dieux ; le roi reste mort parce que son pouvoir, s’étant exercé sur ce qui est périssable, n’a plus de séjour parmi les hommes. La date du monument est 1846 ; on sait aujourd’hui dans quelle mesure les événemens se chargèrent de démentir la pensée du grand artiste. N’importe, cette pensée demeure vraie, et le radieux destin qu’il a raconté dans cette page superbe sera éternellement celui de tous les héros, dont les âmes restent un permanent sujet d’enthousiasme, lorsque tout ce qui semblait les composer, actes, paroles, idées, croyances même, a péri depuis longtemps ou n’a plus cours parmi les hommes. Combien j’en pourrais citer de héros qui font encore notre admiration, et dont cependant nous ne partageons plus la plus petite des croyances ! Qu’est-ce à dire, sinon que l’âme est supérieure à ses actes, que sa virtualité intrinsèque est tout, et que toutes les expressions, même les plus sublimes, qu’elle peut donner d’elle-même ne sont rien ?

Ce n’est pas du premier coup que le sculpteur est arrivé à cette représentation du héros, la seule vraie et la seule philosophique. Il s’était d’abord arrêté à une pensée plus vulgairement dramatique dont nous avons le modèle au petit musée formé par le