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soie et une pelote à épingles donnés à une certaine Mme Naudin et à une certaine Mme Pilon, deux noms de forme modeste, comme vous voyez, et mal frappés pour la gloire. Le musée d’Auxonne possède encore un souvenir de nature plus tendre : deux fiches de jeu en ivoire sur lesquelles Bonaparte a écrit familièrement le mot de Manesca, prénom à tournure romanesque d’une demoiselle Pillet, fille d’un marchand de bois, pour laquelle il semble avoir eu de l’amitié, et qu’il eut un moment la pensée d’épouser. Il serait curieux de savoir jusqu’à quel point elle lui rendait sa sympathie et comment elle envisageait ce projet de mariage ; tout cela presque à la veille du pont d’Arcole et de la campagne d’Italie : le changement de fortune est à n’y pas croire. Je ne connais pas dans I histoire un second exemple d’une entrée aussi subite dans la renommée[1].

Une statue monumentale due au ciseau de M. Jouffroy consacre à Auxonne le souvenir de ces années de paix et de bonheur modeste. L’œuvre est doublement remarquable, et par l’originalité de l’idée, et par l’élégance de l’exécution. C’est une idée originale en effet que d’avoir représenté Bonaparte à vingt ans, avant toute gloire et tout malheur, et lorsque ces traits mêmes de médaille antique par lesquels nous le connaissons n’étaient pas encore formés. Le voilà donc devant nous à l’état de page blanche ; le destin n’a pas encore écrit sur son visage la première ligne de sa vie. Il se dresse sur son piédestal, élégant, svelte, élancé, revêtu de l’habit militaire du temps. La tête est nue et sans coiffure ; les cheveux, destinés à devenir rares si vite, mais qui, avant de s’éclaircir, lui rendront le signalé service de lui constituer une si superbe crinière de lion républicain et compléteront ainsi une des physionomies les mieux faites pour frapper l’imagination des contemporains, arrivent sur son front en touffes nombreuses, que l’artiste a légèrement bouclées, de manière à y faire apercevoir le germe de la fameuse mèche napoléonienne. Le type physique traditionnel du futur héros est comme prédit par une main introduite dans l’ouverture du gilet, habitude restée célèbre et que d’innombrables portraits ont rendue populaire. C’est à ces légers indices et à ces pronostics presque insaisissables que l’artiste s’en est finement tenu, sans tomber dans le piège grossier où plus d’un aurait à sa place aisément donné, de mettre le plus possible du Bonaparte de 1796 ou de 1800 dans le Bonaparte de 1788, ou de faire transparaître l’empereur à travers le lieutenant a artillerie. La physionomie, très reconnaissable, est sérieuse,

  1. Tous les objets que nous venons de mentionner ont été donnés au musée d’Auxonne par M. Claude Pichard, ancien maire de cette ville et auteur d’une brochure où il a réuni les plus menus souvenirs du séjour de Bonaparte parmi ses concitoyens.