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du livret, — pardon, — le texte du poème le veut ainsi : « — Passe au fond du théâtre le vieux marquis de Nangis : cheveux blancs, visage pâle, les bras croisés sur la poitrine ; habit à la mode de Henri IV ; grand deuil. La plaque et le cordon du Saint-Esprit. Il marche lentement et traverse le théâtre. Neuf gardes, vêtus de deuil, la hallebarde sur l’épaule droite et le mousquet sur l’épaule gauche, le suivent sur trois rangs à quelque distance, s’arrêtant quand il s’arrête et marchant quand il marche. » On ne croyait pas qu’une douleur si profonde pût être si cérémonieuse, et l’on a été étonné de la quantité de gens d’armes exigée par la promenade d’un baron solitaire. On n’a pas été moins surpris de voir ces mêmes soldats accompagner le vieux gentilhomme jusqu’au seuil du cabinet du roi, quand le marquis de Nangis vient demander à Louis XIII la grâce de son neveu Gaspard. Eh bien ! oubliez ces bizarreries de l’action, ces enfantillages de la mise en scène, écoutez le marquis, et dites s’il n’y a pas dans ses plaintes une admirable éloquence. Aussi longtemps que durera la langue française, on se souviendra de ces beaux vers :

Je dis qu’il est bien temps que vous y songiez, sire,
Que le cardinal-duc a de sombres projets
Et qu’il boit le meilleur du sang de vos sujets.
Votre père Henri, de mémoire royale,
N’eût pas ainsi livré sa noblesse loyale.
Il ne la frappait point sans y fort regarder,
Et, bien gardé par elle, il la savait garder.
Il savait qu’on peut faire avec des gens d’épées
Quelque chose de mieux que des têtes coupées,
Qu’ils sont bons à la guerre. Il ne l’ignorait point,
Lui dont plus d’une balle a troué le pourpoint.
Ce temps était le bon. J’en fus, et je l’honore.
Un peu de seigneurie y palpitait encore.
Jamais à des seigneurs un prêtre n’eût touché.
On n’avait point alors de tête à bon marché.
Sire ! en des jours mauvais comme ceux où nous sommes,
Croyez un vieux, gardez un peu de gentilshommes.
Vous en aurez besoin peut-être à votre tour.
Hélas ! vous gémirez peut-être quelque jour
Que la place de Grève ait été si fêtée,
Et que tant de seigneurs de bravoure indomptée,
Vers qui se tourneront vos regrets envieux,
Soient morts depuis longtemps qui ne seraient pas vieux !

De tels vers font penser à don Diègue, au vieil Horace, au Géronte du Menteur ; c’est la même force, la même autorité. Il est beau d’avoir dérobé à Corneille ces accens de la vieillesse auguste et souveraine. Si jamais M. Hugo a été créateur au théâtre, ce fut assurément dans cette virile émulation. Et ce n’est pas une inspiration de hasard ; ce grand type une fois retrouvé, le poète l’a reproduit sans tomber dans les redites. Le marquis de Nangis, le premier en date, annonce le Ruy Gome