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comprend, la santé la plus robuste n’aurait pas résisté longtemps ; beaucoup toussaient parmi ces hommes, traînaient quelques jours et mouraient ; chaque matin sortait du camp un long fourgon rempli de cadavres, les blessés mal soignés étaient partis les premiers. Heureux qui dans cette misère avait un peu d’argent sur lui et pouvait en payant se procurer quelques douceurs ! mais la plupart manquaient de tout. C’était le cas du sergent Hoff. A Paris, pendant ses longues expéditions, il négligeait souvent de toucher son prêt, dont il n’aurait eu que faire au dehors, et lorsqu’il fut pris à Villiers, il se trouvait sans un sou vaillant. Peu lui importait du reste, car son argent à coup sûr eût suivi aux mains des Saxons la même route que sa montre et que son couteau.

Le camp de Grimpert restait proprement affecté aux soldats. Des officiers prisonniers, les uns logeaient en ville à Cologne, les autres, ceux qui ne pouvaient payer une chambre, ceux aussi qui n’avaient pas voulu donner leur parole, étaient internés dans le bâtiment de la manutention, de l’autre côté du Rhin. Un jour, comme une corvée sortait du camp pour chercher du pain, Hoff s’était glissé furtivement parmi les hommes désignés ; il voulait voir son lieutenant, M. Magnien, celui même que les Prussiens avaient failli fusiller. Tandis qu’on charge les voitures, il réussit à s’esquiver, et entre chez le lieutenant. Plusieurs officiers de toutes armes étaient là réunis, les uns venus de Metz, les autres de Sedan. Au nom de Hoff, qu’ils connaissaient bien, tous se levèrent et vinrent lui serrer la main ; on le fit asseoir pour déjeuner, on causa de ses exploits, du pays, de la guerre. On parla même un peu d’évasion, quoique la chose parût assez malaisée. Le déjeuner tirait à sa fin, lorsqu’un officier des zouaves de la garde, sans songer à mal : —A propos, Hoff, s’écria-t-il, voyez donc ce qu’on dit de vous là-bas, — et il lui tendait un journal ; c’était un numéro de l’Indépendance belge où se trouvaient reproduits tout au long les récits fantaisistes des journaux de Paris. Dès les premières lignes, le pauvre garçon changea de couleur ; ses yeux s’étaient remplis de larmes, et le papier tremblait dans ses mains. On essaya de le consoler : de telles inventions ne méritaient point qu’on s’y arrêtât ; qui voudrait y croire d’ailleurs ? N’était-il pas bien connu ? Lui contenait toujours son émotion ; puis, comme en ce moment l’appel de la corvée se faisait dans la cour, il salua et sortit. Il marcha quelque temps au milieu des rangs, ne parlant pas, n’entendant rien : le coup l’avait atterré ; mais arrivé sur le pont du Rhin qui de Cologne mène à Deutz, quand il vit en face de lui ses malheureux compagnons qui, sous la surveillance des baïonnettes allemandes, travaillaient pour nos ennemis aux épaulemens d’une nouvelle redoute, quand il songea à