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-blir son identité ; il savait trop quel sort lui réservait la générosité prussienne, s’il était jamais reconnu. Sa présence d’esprit le sauva. Sur l’heure, il fut saisi, déboutonné, fouillé, et, comme il avait encore sur lui sa montre et son couteau, on les prit : inutile de dire qu’on ne les lui a pas rendus. C’est assez l’habitude chez ces gens-là ; du grand au petit, la guerre est pour eux comme une vaste opération commerciale, et la victoire ne leur est glorieuse qu’en proportion des profits qu’elle apporte. Hoff les suivit deux heures encore dans leur mouvement de retraite, puis il fut adjoint à d’autres prisonniers et dirigé sur Lagny. Dans l’église étaient réunis deux ou trois cents hommes tombés aux mains de l’ennemi dès le début de l’action. Hoff reconnut le capitaine qui le matin, avec sa compagnie, s’était laissé surprendre, et que des soldats exaspérés accablaient de reproches ; lui pleurait. Un autre officier, un lieutenant, était assis tristement à l’écart : on l’accusait de s’être évadé de Sedan après la capitulation, d’avoir donné l’ordre à ses hommes de tuer les blessés, et ils allaient le fusiller. Celui qui l’avait dénoncé était un Alsacien, un petit jeune homme de dix-huit ans, engagé volontaire pour la durée de la guerre. Le fait, à notre honneur, a été rare, et durant les épreuves d’une longue captivité nos malheureux compatriotes ont su rester unis ; mais il y a des misérables partout. Quelques-uns aussi, sans intention mauvaise, se laissaient prendre trop facilement aux façons engageantes de nos ennemis ; on les faisait causer, on les faisait boire, et, le vin aidant, ils en disaient parfois plus qu’ils ne voulaient dire. Quand le petit traître rentra dans l’église, d’où il était sorti à l’heure du dîner, il était ivre, et ses nouveaux amis les Allemands eurent l’attention de l’étendre sur une botte de paille ; les autres couchèrent sur le pavé.

Les Prussiens furent-ils pris de pitié ? eurent-ils honte de condamner un homme sur le seul témoignage d’un enfant aviné ? Le fait est qu’avant d’exécuter leur menace ils interrogèrent d’autres soldats ; ces explications nouvelles les satisfirent sans doute, car l’officier fut épargné. Seulement tout le long de la route on le surveilla de près. De grand matin et sous bonne escorte, les prisonniers, formés en convoi, avaient quitté Lagny. En avant marchait un fort détachement de fantassins saxons, un second peloton venait en arrière, et sur les flancs des cavaliers qui en serre-file, la lance au poing, accompagnaient la colonne. Quiconque voulait s’arrêter, s’écarter un peu, impitoyablement, à grands coups de crosse ou de bois de lance, était rejeté dans les rangs. Hélas ! il s’est renouvelé bien des fois, ce triste défilé, sur les routes de France. Plus encore que le lieutenant, un autre des prisonniers était l’objet d’une attention toute spéciale ; il allait seul, par devant et entre