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sainte de Bouddha, dont elle a conservé la dent d’or pendant un laps de temps très considérable. La première mention historique de Jagannath date de l’année 318 de notre ère, quand les prêtres se réfugièrent à Puri avec la statue sacrée de ce dieu pour la sauver des pirates. Pendant cent cinquante ans, cette statue resta enterrée dans les jungles, trois fois elle fut cachée dans le lac Chilka ; soit que les pirates de la mer vinssent exercer leurs déprédations, soit que les cavaliers afgans envahissent le pays, c’était le dieu qu’on cherchait d’abord à sauver. En 1558, un général musulman, étant parvenu à s’emparer de la statue, pensa s’en débarrasser en en faisant une pile de pont sur le Gange ; mais le fleuve, reconnaissant son dieu, l’entraîna dans sa course jusqu’à ce qu’un prêtre le recueillît et le ramenât à Orissa.

Jagannath est la divinité du peuple devant laquelle tous sont égaux, un homme des castes inférieures ne peut entrer dans un village ni avant neuf heures du matin, ni après quatre heures, de peur que les rayons obliques du soleil ne projettent son ombre sur les pas d’un brahmane ; mais en présence de Jagannath le prêtre-et le paysan se valent. Dans les cours du temple, des milliers de pèlerins se partagent la nourriture sacrée sans distinction de caste ou de race, et le prêtre peut y donner la main à un chrétien. Comme dans les églises catholiques, personne n’est trop élevé, personne n’est trop humble pour n’y pas entrer. Tous les anciens cultes y ont successivement trouvé un abri et célébré leurs cérémonies diverses sous les yeux de Vichnou, auquel s’adressent tous ces hommages, sous quelque nom qu’on les lui décerne.

Le temple de Jagannath fut construit de 1174 à 1198 par le roi Assang Bhim Deo, qui voulut par là expier le meurtre involontaire qu’il avait commis sur la personne d’un brahmane ; il coûta environ 12 millions de francs, acquit bientôt une immense réputation de sainteté, et attira de nombreux pèlerins. Les musulmans, qui au XVIe siècle avaient détruit les autres monumens religieux, ne touchèrent pas à celui-ci, mais, en taxant les pèlerins, ils s’en firent une source importante de revenu. Par de nombreuses donations, le temple de Jagannath devint fort riche, et dès 1810 il fallut que le gouvernement anglais intervînt pour surveiller l’administration des biens qu’il possédait. Le revenu que produisent les offrandes est de 1,700,000 fr. ; mais, comme d’habitude, la richesse amena la démoralisation des prêtres et la multiplication des monastères. Il y a aujourd’hui 6,000 individus employés dans le temple comme prêtres, gardiens ou guides, et le nombre de ceux qui habitent les monastères est d’au moins 20,000, tous au service de Jagannath.