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par les balles ; mais Barbaix, plus adroit, ne fut pas même touché, deux fois le Prussien tomba et fut remplacé. Au malin, quand on vint trouver Le Rouge pour le relever de faction, il ne voulait pas partir et demandait à tuer le troisième.

Cependant les Allemands s’étaient émus de cette attaque imprévue : ils crurent qu’une sortie se préparait vers Nogent. Toute la nuit, on entendit dans le lointain rouler leurs caissons, leurs voitures, et le lendemain, sur les hauteurs de Chennevière, on pouvait avec la lorgnette distinguer des batteries déjà installées. Or nous n’étions guère en force de ce côté pour soutenir un choc sérieux. Un seul régiment, quelques mobiles, suffisaient à peine à garder Nogent et la rive droite de la Marne. Ordre fut donné d’évacuer l’île des Loups ; mais auparavant le général d’Exea voulut en personne visiter les positions ; il était suivi de tout son état-major. Il complimenta le sergent de sa belle conduite, et en terminant lui attacha sur la poitrine le ruban rouge de la Légion d’honneur. C’était la première croix donnée par la république ; il faut convenir qu’elle avait été bien gagnée.

II.

Ceci se passait vers la fin du mois d’octobre. Le nom de Hoff était déjà bien connu, mais son dernier exploit, la distinction dont il venait d’être l’objet, mirent le comble à sa réputation. Parfois, quand il rentrait à Nogent, on lui montrait tel ou tel personnage, venu tout exprès pour le voir ; ignorant de sa gloire, insoucieux même de ce qu’on pouvait dire, Hoff saluait et passait, — et le lendemain les journaux redisaient les longues conversations tenues avec lui. Il recevait aussi des lettres, lettres d’inconnus, écrites pour la plupart dans un style bizarre et ampoulé. J’ai eu moi-même une de ces lettres sous les yeux : c’était un curieux mélange de phrases françaises et de mots allemands, de signature point ; mais on y reconnaissait sans peine le style et la main d’une femme, écriture anglaise nette et déliée, ton exalté, presque mystique. « Je prie pour vous, disait-elle à Hoff. Sauvez de la mort des milliers d’innocens ; tuez Bismarck, tuez Guillaume ; alors la paix sera conclue, et votre père sera vengé. » Et plus loin des conseils : « usez du fulmi-coton ; ne vous compromettez pas. J’espère. Gott will es ! Dieu le veut ! » A diverses reprises, Hoff reçut des lettres de la même écriture ; il ne les ouvrait même plus.

En effet, sans tuer Bismarck et Guillaume, il avait bien assez à faire. Malgré notre départ, les Prussiens n’avaient point osé rentrer dans l’île des Loups, mais ils étaient toujours maîtres d’un de bras de la Marne, et d’anciennes barques de canotiers leur ser-