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s’y laisser prendre un moment, nos Français tirent, les chevaux tombent, trois ou quatre hommes s’élancent de la voiture et cherchent à fuir. On ne leur en donna pas le temps.

Ici se place un des faits d’armes qui firent le plus d’honneur au courage et à l’intrépidité du sergent. Auprès de Nogent, le lit de la Marne est coupé par deux longues îles couvertes d’arbres et de broussailles. Tout Parisien les connaît bien : la première est l’île des Loups, elle se termine en museau de lièvre, et le viaduc y appuie ses deux arcades principales ; l’autre se nomme l’île des Moulins. Toutes deux étaient alors au pouvoir des Prussiens. Depuis plusieurs jours déjà, Hoff explorait la rive : il avait remarqué en aval du fleuve un banc de sable encombré d’ajoncs, et près de là une petite barque engravée. Il se glisse à la nage, dégage la barque à grand’peine, puis réunit deux ou trois hommes, bons nageurs comme lui ; à la nuit, l’un d’eux plonge et va sous l’eau, au bout même de l’île des Loups, fixer la corde qui doit servir à remonter le bac. Des rames, on n’en avait point ; le moindre bruit d’ailleurs eût tout perdu. Un jour presque entier s’écoule. Du milieu des joncs où ils se tenaient blottis, nos hommes pouvaient voir le factionnaire ennemi se promener paisiblement, l’arme au bras. Profitant d’une minute où il a le dos tourné, ils sautent dans la barque ; l’autre les aperçoit, mais trop tard, lâche son coup de fusil et se sauve. En même temps une escouade de quinze hommes, à l’abri des arches du viaduc, passait la Marne en bateau et se répandait dans l’île. Plus de trois cents rejoignirent ensuite ; les Prussiens avaient fui.

A peine maître de la place, avec cette promptitude qui à la guerre fait la moitié du succès, Hoff s’occupe de prévenir un retour offensif de l’ennemi. La fusillade continuait toujours sur la gauche. En quelques minutes, des tranchées sont creusées, des terrassemens construits. Le sergent lui-même place ses hommes, et les endroits les plus périlleux sont pour ses vieux amis. A l’extrémité de l’île des Loups, du côté qui regarde l’île des Moulins, s’élève un chêne gigantesque dont le tronc, formé de trois souches, penche au-dessus des eaux : ce fut le poste de Barbaix. Un singulier homme que ce Barbaix ! petit, courbé, la tête en avant, grommelant toujours, les allures d’un vieux sanglier : ses camarades l’avaient surnommé Le Rouge à cause de la couleur de sa barbe ; un brave garçon d’ailleurs, bien qu’enragé contre les Allemands. Couché comme un serpent le long de son arbre, entre ciel et eau, toute la nuit il tirailla. En face à trente pas, derrière un arbre également, les Prussiens avaient une sentinelle. Les deux hommes se surveillaient, s’épiaient. Dès que l’un d’eux risquait un mouvement, montrait le bras ou la tête, l’autre tirait : l’écorce des arbres est littéralement hachée