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-rizon, le châtiment ne se faisait pas attendre. Ce jeu-là, il est vrai, n’était point sans danger, car les Prussiens, eux aussi, tiraient avec fureur : de toutes parts, les balles arrivaient, ricochant sur les murs et cassant les treillis. Par un beau jour du mois d’octobre, la partie venait d’être chaudement engagée. Un lieutenant se trouvait là, un tout jeune homme, récemment sorti de l’École, qui, peu habitué au feu, se troublait et pâlissait. Alors un des hommes, d’un ton bourru, avec cette familiarité brutale que donne le danger : — Ah ! vous savez, vous, lui dit-il, si vous tremblez toujours comme ça, nous ne vous emmènerons plus avec nous. — Le pauvre lieutenant pâlit encore sous le reproche : il ne répondit pas ; mais, prenant sa lorgnette, il se dressa de toute sa hauteur au-dessus du mur, et là, bien à découvert, se mit à regarder. Un feu nourri salua sa présence ; lui ne broncha pas, et tranquillement : — Où visez-vous ? A cent cinquante mètres ? Oui, c’est bien cela, la hausse à cent cinquante mètres, vous pouvez tirer. — Et il regardait toujours ; ses soldats durent l’emmener de force. A partir de ce jour, on ne l’a plus vu trembler.

Contre de tels ennemis, les Prussiens redoublaient de précautions, de prudence, et Dieu sait si à l’occasion ils savent être prudens. Pour se garder, près du Four-à-Chaux, ils avaient un gros chien de ferme dont les aboiemens inquiets ne permettaient pas d’approcher. Quand ils venaient relever leurs vedettes, c’était toujours à plat ventre, en défilant derrière les haies, sans armes, de crainte de s’embarrasser ; celui qui entrait en faction prenait le fusil de son camarade. Ils avaient un moment voulu grimper dans les arbres, et de là observer nos lignes ; mais les branches, déjà dépouillées par le vent d’automne, ne les cachaient qu’à moitié ; après quelques essais malheureux, ils y renoncèrent. La nuit, ils se rassemblaient au cri de la chouette, un gémissement sourd, prolongé, poussé par deux fois, puis tout à coup un cri plus aigu ; Hoff avec ses hommes se servait du sifflet. Eux aussi s’ingéniaient parfois à trouver quelque bonne ruse. En avant de Petit-Bry, non loin de l’endroit où furent jetés les ponts de bateaux la veille de Champigny, la berge s’élève brusquement en forme de colline. Chaque jour, à plusieurs reprises, des uhlans passaient par là pour porter des ordres : ils couraient à bride abattue, car la route se trouve au sommet de la crête ; mais, si rapide que fût leur allure, bien souvent une balle les arrêtait en chemin. Un matin, comme Hoff et sa troupe faisaient le guet aux environs, ils virent venir de loin une vieille voiture, sorte de berline démodée, recueillie dans quelque ferme voisine : elle avançait cahin-caha, d’un air bien honnête, au petit pas de deux chevaux maigres ; sur le siège, et menant l’attelage, une façon de paysan. En vérité, l’invention était trop grossière ; sans