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séparer ces deux peuples, et de croire qu’on peut faire le bonheur de l’un aux dépens de l’autre. » — Cet ami de tous les hommes fut le plus admirable des pères : il fit lui-même l’éducation de ses fils, de sa fille, voulant « les garder purs de tout contact de mains mercenaires. »

Tels sont les traits essentiels dont l’étude peut jeter quelque jour sur un système trop délaissé. La noblesse de ce cœur nous fait comprendre les tendances pratiques de toute sa vie, et pressentir celles de sa philosophie. D’autre part, son attachement à la religion atteste l’influence puissante de l’éducation sur cet esprit si épris du vrai. — Tel est évidemment le point de vue où se place M. Fraser. De là, le système se déroule à nos yeux avec unité, parce qu’il se dirige d’ensemble vers un but unique, sous l’action d’une seule pensée, qui en éclaire les parties solides et en met en relief les défauts essentiels. — On ne s’étonne plus du caractère d’ambiguïté de cette philosophie ; sensualiste par éducation, Berkeley fut idéaliste par nature. Disciple de Locke, il devait tenir toujours par quelques liens à cette philosophie de sa première jeunesse ; mais son esprit généreux s’effrayait des conséquences désespérantes du matérialisme, et le grand travail de sa vie fut de rétablir la morale sur les bases de la foi en une providence distributrice des récompenses et des peines. Aussi sa philosophie est-elle comme un effort puissant du sensualisme pour s’élever à une preuve de l’existence de Dieu. — Il redoute tellement la matière qu’il repousse l’existence de la substance matérielle en soi, en vertu de ce principe, que Hegel n’eût pas dédaigné : « ce qui est inintelligible est impossible, et n’existe pas pour nous. » Par une analyse admirable de la perception, il réduit la matière au phénomène, et établit que, pour le phénomène, être, c’est être perçu. Une série de phénomènes, dont la production ni l’enchaînement ne dépendent de nous, voilà le monde. Cet enchaînement, appelé hors de nous système des lois de la nature, se réfléchit en nous et y crée les lois de l’association. Grâce à ces lois, chaque phénomène est relié à tous ceux de la série indéfinie qui constitue la nature physique, c’est-à-dire que chaque sensation tient à toutes celles qui l’ont précédée ou doivent la suivre ; ainsi le monde nous est, à chaque instant, représenté tout entier par la sensation actuelle, et notre âme est sans cesse le miroir de ce qu’on appelle univers physique. On voit que sur quelques points Leibniz, vieillissant, eût appris peu de chose au jeune agrégé de Trinity-College qui consignait de telles pensées dans ses notes entre sa dix-huitième et sa vingt-quatrième année. — Chaque phénomène prend par là même une signification que nous interprétons, qui nous dévoile un coin de l’avenir, et sur laquelle nous réglons notre conduite. Quelle est donc la puissance qui dirige ainsi notre pensée et notre volonté ? Ces signes, nous ne leur donnons pas l’existence, nos sensations viennent d’un autre que de nous ; elles viennent donc de quelque inconnu. Cet inconnu, nous devons nous le représenter à l’image