Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/739

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avant d’avoir lu la vie de Pascal ? Pourtant on a trop souvent séparé la pensée philosophique de la vie dont elle est un produit. C’est faire de la physiologie sur des membres isolés et morts : la figure géométrique des cellules, des veines et des nerfs paraît subsister ; il n’y manque qu’une chose, la circulation. C’est aussi ce qui manque à ces exposés de systèmes isolés de leurs auteurs, ce qu’on y cherche le plus, c’est ce qu’on y trouve le moins, l’intention qui a dirigé le système, qui en a marqué le but et tracé le plan. On reviendra de cette, méthode incomplète.

Berkeley est un exemple de ces philosophes qui sont demeurés les plus ignorés, et qui ont eu le plus à souffrir de leur obscurité. Tout le mal qu’on a dit de Berkeley remplirait un in-folio. Philosophe, il fut assez malmené par ses collègues. Baxter, un des premiers Écossais, a détruit tout son système avec une réfutation qui tient dans trois lignes ; Th. Reid a montré en lui un sensualiste dangereux, le père de Hume, père lui-même d’un monstre appelé nihilisme ; Dugald Stewart, avec sa terrible indulgence (une des formes du mépris de l’inférieur pour le supérieur), s’est chargé du dernier coup de pied, et d’un mot a mis à jour le ressort secret de cette philosophie. « Descartes avait essayé de démontrer l’existence de la matière, ne fallait-il pas que Berkeley essayât de prouver le contraire ? » Moraliste et philanthrope, il a été traité de rêveur par ses compatriotes ; M. Huxley, récemment encore, riait de bon cœur des utopies de « l’apôtre de l’eau de goudron, » oubliant un peu vite peut-être que les Anglais furent les complices, les instigateurs, dix années durant, de l’engouement européen en faveur de la médication nouvelle. Du temps de Berkeley d’ailleurs, ses collègues de l’université de Dublin n’y allaient pas par quatre chemins pour traduire leur opinion au philosophe : ils lui riaient au nez en pleine rue. Si ce n’est pas assez de ces témoignages pour écraser le pauvre évêque, on peut consulter les gens de son pays natal ; tous les paysans du comté de Kilkenny montrent au bord du Nore la maison où il est né, et où, disent-ils, il enseigna sa philosophie aux enfans ; le Berkeley de leur tradition fut un affreux matérialiste, un maniaque qui faisait sauter ses élèves à travers les bancs de la classe jusqu’à ce qu’ils fussent ensanglantés, et leur expliquait ensuite comme quoi ce sang était leur âme, qu’une fois leur sang écoulé ils mourraient sans espoir de ressusciter ni dans cette vie ni dans une autre.

M. Fraser a placé en tête du dernier volume un portrait de Berkeley qui prévient en faveur du philosophe : ce front large empreint de la sérénité des grandes pensées, ces yeux calmes et profonds, à demi entourés par des sourcils abondans, fortement arqués, cette bouche fine et bienveillante, toute cette tête qui révèle une haute intelligence et une bonté mêlée d’énergie nous inspire de la sympathie. Cette gravure est la reproduction d’un magnifique portrait dû à Smibert, précieusement conservé à Yale-College, en Amérique : souvenir touchant d’une