Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/738

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moi et de ce qu’on appelle l’univers matériel bon gré, mal gré, les maîtres des diverses écoles se voient ramenés à ce problème, et partout les esprits réfléchis, sentant que les principes de leur vie morale sont en question, s’intéressent à la lutte et la jugent. Dès lors quiconque connaît le nom de Berkeley devine quel intérêt peut offrir une étude des œuvres du champion de l’immatérialisme au XVIIIe siècle, comparées avec les écrits contemporains. Ceux qui l’ont lu s’étonnent que notre siècle ait été, sur plusieurs points de la question, devancé et dépassé par le siècle dernier, et qu’il l’ignore. M. Fraser a voulu nous en faire souvenir et rappeler à tous les penseurs qu’un jeune homme de vingt-quatre ans publiait, vers 1709, des œuvres comme la Nouvelle théorie de la vision et les Principes de la connaissance humaine, trop oubliées des uns, trop peu mises à profit par les autres dans les discussions actuelles.

L’édition de M. Fraser se divise naturellement en deux parties inégales. La première, composée de trois volumes, renferme les écrits déjà publiés ; elle est consacrée successivement aux travaux du philosophe, du moraliste, du politique et de l’économiste. La seconde partie occupe le dernier volume ; elle contient des œuvres inédites, comme le cahier de notes où Berkeley consigna ses premières réflexions philosophiques et le journal d’un voyage en Italie, ensuite une étude biographique dont les élémens sont fournis par une correspondance médiocrement étendue, mais remplie de traits caractéristiques. Un exposé de la philosophie de Berkeley forme le couronnement logique de ce travail. L’ouvrage entier aboutit ainsi à un chapitre d’histoire de la philosophie ; la connaissance de l’homme, de sa conduite et du caractère qui s’y peint vient nous éclairer sur la vraie direction de sa pensée. « Il y a, dit M. Fraser, une unité visible dans la vie de Berkeley ; on peut la suivre dans sa biographie, dans ses pensées inédites, comme dans ses autres ouvrages. » Ces mots sont une leçon. Jusqu’ici les historiens de la philosophie ne se sont guère servis que d’une partie des monumens qui leur sont offerts : ils ont trop agi en hommes qui voudraient étudier la vie intime d’un peuple dans les documens officiels. Un système à leurs yeux n’était pas une partie de la pensée d’un homme, c’était un ensemble d’écrits anonymes : les renseignemens sur l’auteur étaient dédaignés, laissés de côté ; les systèmes défilaient sous nos yeux, froids et morts, semblables entre eux comme des fantômes nés d’une même imagination. Hegel et M. Cousin se sont-ils trompés en croyant qu’il y avait là une science à faire ? La vie intellectuelle d’un homme est un organisme, le plus complexe de tous, le plus harmonieux, par suite le plus difficile à analyser ; un système philosophique n’est qu’une partie intégrante de ce tout indissoluble. Qui sait ce que le caractère, l’éducation, la conversation, la lecture, tel accident obscur de la vie physique ou morale, fournissent d’élémens à la construction d’une philosophie ? Qui comprendrait bien les Pensées