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se dit : — Que ferais-je, comment agirais-je, si je pouvais réduire au silence ma propre peine et ne penser qu’à ces trois êtres ? — car elle a pitié de Lydgate surtout, de Lydgate, qu’elle a converti au culte respectueux de la femme et forcé d’accepter d’elle comme il l’eût accepté d’un ami tel service qui lui sauve l’honneur. Dorothée veut maintenant ramener au bien cette fragile créature qu’il a eu le tort d’associer à une existence dont elle ne sait comprendre ni les soucis ni les travaux. La scène dans laquelle Rosamond, vaincue par la générosité de sa rivale, élevée un instant au-dessus d’elle-même, déclare, quoi qu’il lui en coûte, que Will, lorsque Dorothée l’a cru coupable, lui confiait le secret de son amour pour une autre femme, afin qu’elle comprît bien qu’il ne pouvait l’aimer, est le triomphe de cette plume éloquente et pathétique qui nous avait montré déjà, dans une scène que l’on croyait incomparable, la criminelle Hetty se confessant à Dinah Morris, l’inspirée ; mais ce n’est pas Mme Lydgate qui se convertit à la vertu, — aucune impression ne peut être chez elle profonde ni durable, — c’est Dorothée qui abjure ses principes.

Rien de plus beau que l’explosion de la joie et de l’amour dans cette âme cuirassée jusque-là, que cette victorieuse revanche de la nature qui l’amène à s’offrir elle-même au pauvre Will ébloui. Elle ne consacrera pas sa fortune à fonder le village modèle qui devait être une école d’industrie, non, elle renoncera sans hésiter à cette fortune ; elle ne réalisera aucun des rêves qui ont bercé sa première jeunesse ; ses facultés et ses aspirations se renfermeront désormais dans le cercle étroit prescrit à l’épouse, à la mère. Certes nous ne partageons pas l’opinion de sa famille, qui lui tient longtemps rigueur d’avoir épousé un homme sans naissance et sans position sociale ; on ne saurait être aussi sévère que le monde qui qualifie d’extravagante cette belle personne capable d’épouser d’abord un ecclésiastique cacochyme et assez vieux pour être son père, puis, le deuil à peine terminé, un petit cousin sans le sou, assez jeune pour être le fils du défunt ; nous jugeons, comme l’auteur, que ces actes assez déraisonnables en eux-mêmes ne sont que le résultat de généreuses impulsions en lutte contre des circonstances difficiles et prosaïques. Il serait possible que sainte Thérèse elle-même ne réussît point à trouver sa voie aujourd’hui dans un monde où l’instruction des femmes n’est qu’un autre nom de l’ignorance, où la règle de conduite qu’on leur impose est en contradiction avec les croyances générales ; tout cela est bien dit et bien pensé. D’où vient donc que l’on n’est jamais satisfait, qu’on ne peut jamais l’être après la lecture d’un roman de George Eliot ? — La critique anglaise nous répond que le propre du talent de cet