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au besoin, de paradoxe pour nous attendrir sur l’angoisse d’un homme qui demeure toujours ambitieux et timide, consciencieux et myope, qui ne sent jamais naître de ses aspirations une pensée, une passion, un acte énergiques, — malheur d’autant plus complet qu’il se dérobe à la pitié et qu’il craint par-dessus tout d’être deviné ; — nous n’avons point de sympathie pour cette personnalité mesquine, irritable, impuissante, qui envie la gloire et la félicité sans mériter l’une et sans être capable de goûter l’autre. Cependant le désespoir qu’après de longs mois d’abnégation et de lutte sa mort inspire à Dorothée s’explique à la rigueur, car il est causé par le remords, — le remords d’avoir éludé une promesse solennelle qu’il exigeait d’elle.

— Promettez-moi, a-t-il dit une nuit, promettez-moi d’obéir, si vous devenez veuve, à ce qui est mon désir formel. — Et Dorothée a demandé jusqu’au lendemain pour réfléchir, tremblant sans doute qu’il ne lui imposât de rassembler et de publier les élémens épars qui forment la prétendue clé des mythologies, car elle ne doit rien entrevoir de pis que de continuer à vivre parmi ces ruines et ces ténèbres inextricables. Le lendemain, lorsqu’elle s’est résignée à engager son avenir malgré tout, M. Casaubon n’est plus, et, loin d’éprouver quelque soulagement d’être délivrée du fardeau de ce serment mystérieux, elle se reproche de lui avoir refusé une dernière satisfaction. Il ne faut rien moins que l’ouverture du testament pour arrêter ses larmes : Casaubon, par un codicille imprévu, retire tous ses biens à sa veuve dans le cas où elle épouserait Will Ladislaw !

Cette clause, expression d’un soupçon injurieux, révolte tout le monde et en particulier sir James, qui a eu le bon sens de devenir l’heureux époux de Célie, mais sans abjurer pour sa belle-sœur une admiration chevaleresque. Que Dorothée ait jamais songé au jeune Ladislaw, sir James rougirait de l’admettre ; mais que Ladislaw soit amoureux en effet, c’est autre chose. Il faut, selon lui, que M. Brooke, qui, dans l’intérêt des élections qu’il brigue, s’est attaché ce jeune homme, retire de ses mains un journal libéral qu’il dirige à merveille, se prive de l’appui de son double talent d’écrivain et d’orateur, l’éloigné enfin sans tarder, quitte à ne jamais parvenir au parlement. La réputation de Mme Casaubon l’exige. Tandis que M. Brooke hésite, Dorothée cherche à se ressaisir dans le chaos où flotte son âme effrayée ; la révélation qui est venue la frapper à l’improviste a eu pour résultat immédiat de changer l’aspect de toutes choses, elle ne voit, ne sent plus rien de la même façon ; elle se défend à la fois contre la violente aversion que lui inspire celui qui a eu des secrets pour elle, des secrets aussi amers, aussi offensans, et contre l’attrait non moins violent qui la rapproche tout à