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nombre, m’afflige. Ma jouissance, de quelque nature qu’elle soit, est toujours gâtée quand je songe qu’elle est refusée à d’autres.

— J’appelle cela le fanatisme de la sympathie, répliqua impétueusement Will. Vous pourriez en dire autant de toute poésie, de toute délicatesse. Si vous poussiez jusqu’au bout ce raisonnement, vous devriez être malheureuse de votre propre bonté, devenir mauvaise afin de n’avoir d’avantages sur personne. La meilleure piété est de jouir quand on le peut ; on fait alors son possible pour assurer à ce bas monde la réputation d’être une planète agréable… Je vous soupçonne d’avoir une idée fausse des vertus de la misère et d’aspirer à faire de votre vie un martyre…

— Vous vous trompez. Je ne suis pas triste… Je ne suis jamais malheureuse longtemps de suite. Je suis violente et méchante, — pas comme Célie, — j’éclate, et puis tout redevient glorieux. Je ne puis m’empêcher de croire en aveugle au sublime. Ici je jouirais de l’art volontiers ; hélas ! il y a tant de beautés que je ne m’explique pas et qui me semblent être plutôt une consécration de la laideur ! Comme peinture, comme sculpture, c’est merveilleux peut-être ; mais le sentiment est souvent bas et brutal, parfois même ridicule. Çà et là je sens que quelque chose de vraiment noble s’empare de mon admiration, quelque chose que je pourrais comparer aux montagnes albaines ou au coucher du soleil sur le Pincio ; cela me fait regretter encore plus de trouver si peu de cette perfection dans les œuvres qui ont coûté aux hommes tant de travail.

— Bien entendu, il y a nombre de médiocrités ; les choses rares ont besoin de ce sol pour y croître.

— Oh Dieu ! dit Dorothée, reprenant le cours ordinaire de ses réflexions tristes, je vois qu’il doit être très difficile de faire rien de bon. J’ai souvent pensé, depuis que je suis à Rome, que la plupart de nos existences seraient plus laides et plus mauvaises que de laides et mauvaises peintures, si elles pouvaient s’accrocher aux murs…

— Vous êtes trop jeune,… c’est un anachronisme que de pareilles pensées, dit Will en secouant la tête par un mouvement rapide qui lui était familier. Vous parlez comme si vous ignoriez la jeunesse. C’est monstrueux… Vous avez été élevée dans ces principes atroces qui, pareils au Minotaure, choisissent les plus parfaites entre les femmes pour les dévorer, et maintenant vous irez vous enfermer dans cette prison de Lowick… Vous serez enterrée vive. Cela me rend fou d’y songer. J’aimerais mieux ne vous avoir jamais vue que de penser à vous avec cette perspective d’avenir.

Will craignit d’être allé trop loin ; mais le ton de regret irrité qu’il avait pris exprimait tant de bonté que Dorothée répondit en