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inférieure au tableau composé avec le souci de l’ensemble, de l’unité.

Si l’auteur avait supprimé les personnages secondaires qui ne se rattachent pas à l’action principale, le roman serait réduit de moitié, car la plupart des citoyens de Middlemarch ne semblent intervenir que pour laisser au couple Casaubon le temps d’arriver à Rome, où nous le retrouvons en plein désenchantement, comme il était aisé de le prévoir.

La pauvre Dorothée s’obstine encore à croire que le sentiment de tristesse qui l’accable vient de sa propre pauvreté spirituelle, mais elle est malheureuse, et elle s’en rend compte trop clairement après quelques semaines de ce qu’on est convenu d’appeler la lune de miel, consacrées à visiter l’une des plus intéressantes villes du monde. L’enthousiasme qui l’avait jetée dans ce mariage absurde s’allumait à l’espérance de soulager en partie M. Casaubon du poids de son travail et de mêler quelques fils d’or à la trame sombre de sa vie ; or M. Casaubon est aussi tristement préoccupé pour le moins que par le passé. Rien de ce qui intéresse le commun des mortels n’arrive même à le distraire en passant. Lorsqu’il dit à sa femme devant un tableau : Tenez-vous à rester encore ? je resterai, si bon vous semble, — quand il lui explique froidement les beautés de la Farnésine en mêlant à un jugement banal sur Raphaël, qu’il ne voit que par les yeux des connaisseurs, sa dédaigneuse appréciation de la fable de Psyché, qui doit être l’invention romanesque d’une période littéraire plutôt qu’un mythe original, elle sent qu’il a hâte de retourner seul au Vatican poursuivre la stérile recherche de sa clé des mythologies. Seule, de son côté, escortée d’une femme de chambre et d’un courrier, elle erre mélancolique dans les églises, les musées, en songeant aux maussades soirées passées dans la société de son mari, et en s’attristant de la froideur mêlée de gêne avec laquelle il repousse l’aide qu’elle lui offre, comme si elle prétendait devenir, non pas son secrétaire dévoué, mais plutôt quelque espion malveillant. Le vieux Casaubon commence à se douter parfois en effet que l’objet de ses travaux soutiendrait difficilement la critique, et Dorothée dans ces momens-là est moins sa femme qu’une personnification importune du monde ennemi qui entoure tout auteur mal apprécié.

Un jour que le choc de cette méfiance d’une part et d’une bonne volonté apparemment indiscrète de l’autre a produit entre les deux époux une première discussion assez vive, Dorothée rencontre à l’improviste dans les galeries du Vatican, auprès de l’Ariane couchée, avec laquelle sa beauté spiritualisée forme une vivante antithèse, un parent pauvre de Casaubon dont elle a entrevu avant son mariage la