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attend impatiemment l’heure où se déclarera cet homme qui a le mérite d’être étranger à sa province, bien né, bien apparenté, bien élevé, cet homme supérieur enfin dont il serait amusant de faire un esclave. Rosamond se sent de force à conquérir ; elle a, dans la meilleure pension du comté, appris tout ce qui compose l’éducation parachevée d’une demoiselle, y compris l’art de monter en voiture, et ses talens variés émerveillent jusqu’à l’éblouissement son père le manufacturier, sa mère surtout, fille d’un aubergiste, brave femme un peu folle, qui met son orgueil dans les allures de gentleman d’un fils élégant et paresseux, le jeune Fred.

Il faut dire que Fred Vincy compte sur l’héritage de l’oncle Featherstone, et nous voici bon gré mal gré initiés aux manies et aux boutades misanthropiques de ce vieux renard podagre presque mourant, autour duquel s’abattent, comme autant de bêtes de proie, les membres de sa nombreuse famille. Il fait retomber la mauvaise humeur qu’il en ressent sur une jeune fille pauvre, Mary Garth, la gardienne attentive et désintéressée de sa maison. Un penchant qui n’a pu naître que du contraste absolu de leurs caractères rapproche le prodigue Vincy de cette personne honnête, positive, intègre jusqu’au scrupule, franche jusqu’à la rudesse, sans fortune et sans beauté ; mais Mary se trouverait déshonorée d’épouser un oisif qui dépense aux courses et au billard plus qu’il ne possède. Par excès de probité, elle éloigne de lui l’héritage qu’il attend.

Leurs conversations, où la morale tient victorieusement tête à l’amour piqué, les querelles de famille entre le banquier Bulsirode, type de dévot hypocrite et dominateur, et son beau-frère, le vieux Vincy, les intrigues ourdies par ce banquier pharisien contre le vicaire de Saint-Botolph, Camden Farebrother, qui a le tort de s’occuper de métaphysique et d’histoire naturelle au lieu de s’en tenir à prêcher quelques vieilles vérités solides, ce qui lui fait perdre la place de chapelain de l’hôpital, — des questions de votes, de conseils d’administration, de rivalités électorales, des commérages de petite ville au milieu desquels Lydgate se trouve pris et comme étouffé malgré sa volonté énergique de n’y entrer pour rien, — des hors-d’œuvre en un mot remplissent la seconde partie de Middlemarck. On y rencontre de curieuses peintures de mœurs et de caractères, marquées au sceau de cette qualité si anglaise que le mot même ne peut se traduire, la quaintness, mélange d’esprit, de grâce et d’originalité ; cependant ces hors-d’œuvre font ressortir une fois de plus l’erreur d’un système qui consiste à reproduire chaque épisode qui survient, chaque figure qui passe, avec une précision photographique pour ainsi dire. Or la meilleure photographie, quelque nette, quelque lumineuse qu’elle soit, restera toujours