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mesquins, égoïstes et intéressés de la société qui l’entoure. Personne n’est donc capable de la comprendre, personne, sauf M. Casaubon ! Elle entre dans l’état de mariage comme elle entrerait au couvent, avec une religieuse exaltation pour les devoirs austères qu’il comporte ; en vain M. Brooke lui fait observer qu’elle épouse un homme déjà vieux, d’humeur taciturne et d’une faible santé, en vain Célie s’afflige, en vain le voisinage se montre scandalisé. Dorothée reste insensible à tout, même à la douleur de sir James, douleur mâle et contenue, tempérée par le dégoût que lui inspire la préférence d’une fille de vingt ans pour un rat de bibliothèque momifié. — L’ombre d’un homme ! regardez ses jambes ! dit-il à son amie Mme Cadwallader, type original de demoiselle noble descendue des splendeurs de son arbre généalogique dans la pauvreté d’un presbytère de campagne, où elle est restée grande dame, toujours armée de son franc-parler. Il n’a pas de sang dans les veines. — Non, quelqu’un en a examiné une goutte au microscope et n’a vu que virgules et parenthèses, dit la spirituelle femme du recteur. Puisse-t-elle ne pas se repentir de sa prise d’habit ! — Puis, finement elle insinue que la petite Célie vaut mille fois mieux que ces modèles de vertu qui en savent plus long que le recteur et le curé ensemble, et qu’en faisant la cour à l’aînée sir James a peut-être, sans le vouloir, séduit la cadette.

Or le digne jeune homme n’est point, Dieu merci ! de ces gens qui soupirent éternellement après l’impossible, pour qui la plus belle fleur est celle que la nature a placée hors de leur portée. On peut dès lors espérer qu’il se laissera consoler par les grâces modestes de Célie, et on en est bien aise, car ces deux personnages sont les seuls qui jusqu’ici ne déplaisent pas. Pourtant, et c’est en cela qu’éclate le talent d’analyse de George Eliot, malgré la sympathie absente, une sorte d’intérêt nous attache aux caractères principaux, creusés avec art dans leurs replis les plus désagréables. Certes nous n’aimons guère cette puritaine à passions latentes qu’on nous représente prosternée métaphoriquement aux pieds de son futur époux comme devant un pape protestant ; nous aimons moins encore ce faux savant, entêté de lui-même, qui a besoin de se rappeler tous les passages classiques qu’il a lus pour estimer ce que vaut l’amour d’une belle jeune fille à qui durant les courtes semaines des fiançailles il apprend à lire le grec ! Cette union contre nature révolte tous les sentimens ; mais enfin, puisqu’elle est consommée, nous avons hâte de connaître les déceptions qu’elle entraînera. George Eliot dédaigne de satisfaire notre impatience ; interrompant la dissection qui nous rendait attentifs, l’opérateur applique son scalpel à d’autres sujets