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— Oui, je garderai la bague et le bracelet, dit Dorothée, laissant tomber sa main sur la table. Quand on songe, ajouta-t-elle d’un autre ton, que ce sont de pauvres gens qui trouvent ces choses, qui les taillent !… — Elle se mit à réfléchir, et Célie à espérer que sa sœur serait conséquente avec elle-même en renonçant à de vains ornemens. — Je les garde, répéta Dorothée. Emportez le reste. — Elle reprit son crayon, mais sans écarter les joyaux, les regardant toujours, et se promettant de les avoir souvent auprès d’elle pour réjouir ses yeux.

— Les porterez-vous dans le monde ? demanda Célie curieuse.

« Dorothée lui jeta un regard rapide. — Peut-être, dit-elle avec hauteur ; on ne sait jamais jusqu’où l’on peut descendre.

« Célie redevint pourpre et se sentit triste. Elle comprenait que sa sœur était offensée, et n’osait même plus la remercier de ses dons, qu’elle remit dans la boîte. Dorothée, elle aussi, souffrait ; tout en dessinant, elle se reprochait certains sentimens et certaines paroles.

« La conscience de Célie lui disait qu’elle n’avait eu aucun tort. Dorothée aurait dû prendre sa part des bijoux ou bien renoncer à tous. — Quant à moi, pensait-elle, je ne crois pas que mes prières soient troublées par le plaisir que j’aurai à porter ce collier. Les opinions personnelles de Dorothée ne sauraient me lier après tout, bien que Dorothée doive être liée par elles ; mais Dorothée n’est pas toujours conséquente avec elle-même.

« Elle resta penchée sur sa tapisserie jusqu’à ce que sa sœur l’appelât. — Venez donc voir ! Je me croirai grand architecte, si l’on peut se servir sérieusement de mes cheminées et de mes escaliers.

« Comme Célie examinait le plan, Dorothée appuya sa joue sur son bras d’une façon caressante : elle s’accusait. Célie le comprit et pardonna. Depuis qu’elle pouvait se souvenir, il y avait eu dans la disposition de son esprit à l’égard de sa sœur une certaine dose de malice mêlée à beaucoup de crainte. »

Ces deux jeunes filles, orphelines de bonne heure, ont été élevées d’abord par une famille anglaise, puis par une famille suisse de Lausanne, à qui leur tuteur, un oncle célibataire, les confia, s’imaginant remédier ainsi à leur isolement. Depuis une année à peine, elles demeurent à Tipton-Grange auprès de cet oncle, âgé de soixante ans, d’un caractère facile, d’opinions flottantes, avant tout indécis et changeant. Chez lui, l’énergie puritaine héréditaire, qui se retrouve intacte dans tous les défauts comme dans toutes les vertus de sa nièce Dorothée, a évidemment dégénéré. L’indifférence avec laquelle il « laisse aller les choses » sur les propriétés de miss Brooke rend celle-ci fort impatiente d’atteindre l’âge où elle pourra disposer des sommes nécessaires aux projets de sa charité. Bien qu’on la considère comme une héritière dans