Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/479

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parricide au lieu d’y être poussé; il ne se venge pas moins lui-même que son père; il discourt avec Clytemnestre, dont il prolonge le supplice, lorsqu’il ne fallait que de courtes répliques où se résument, comme dans des sanglots, la fureur insensée d’un fils et l’agonie d’une mère. Ce n’est pas elle, comme dans Eschyle, comme dans tous les poètes qui ont touché à cette affreuse situation, ce n’est pas elle qui dit : « Je suis ta mère! » c’est lui qui, avant de frapper, se donne le sauvage plaisir de crier : « Je suis ton fils ! ;>

Reconnais ton enfant! C’est moi. J’ai bu ton lait,
J’ai dormi sur ton sein, et je t’ai dit : « Ma mère! »
O souvenirs! ô jours de ma joie éphémère!
Et toi, tu souriais, m’appelant par mon nom.


Il serait fâché d’accomplir la volonté des oracles sans se montrer féroce tout à son aise. Un tel fils est digne d’une telle mère, et voilà comment les vers de M. Leconte de Lisle, taillés dans le marbre, frappent l’imagination sans aller au cœur.

Une remarque curieuse à faire sur cette tragédie, c’est que l’auteur est fataliste dans toutes ses poésies à peu près, et que dans sa pièce il supprime pour ainsi dire la fatalité. Autre chose est d’écrire des pages brillantes sur l’implacable sérénité de la nature, sur la faiblesse de l’homme et de ses vertus, sur le sourire inflexible des dieux dans leur olympe éloigné de nous, — autre chose de montrer un héros luttant avec les décrets divins qu’il ne peut comprendre, toujours abattu, jamais vaincu cependant, et réagissant par la liberté. La fatalité dans le premier cas est celle d’une philosophie panthéiste dont les poètes peuvent tirer de beaux effets; dans le second, la fatalité est une foi religieuse que nous ne pouvons admettre, mais que nous admirons dans Eschyle, qui transfigure les forfaits ordonnés par les dieux, et sanctifie les expiations les plus terribles, A notre avis, on ne peut prendre d’Eschyle les expiations, les forfaits, la terreur, et laisser absolument le reste. Si je ne me trompe, M. Leconte de Lisle a transporté sur notre scène les horreurs en ôtant la divine superstition qui les explique : lui qui connaît à fond Eschyle, on dirait qu’il obéit au préjugé vulgaire qui fait de ce poète le modèle du genre horrible.

Nous avons dû montrer combien le procédé suivi par lui est contraire à l’art dramatique, et comment, en voulant concentrer le poète grec et l’exagérer, il cesse d’être humain. Sa tentative est loin cependant d’être malheureuse; le succès des Érinnyes est assez marqué pour récompenser ses efforts et pour avertir le théâtre, qui s’abandonne trop souvent aux vulgarités. Le but n’est pas atteint; mais le poète s’engage dans une voie où la critique ne peut le suivre qu’avec intérêt; que la composition de la tragédie et le dessin des caractères appellent davantage son atten-