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mais M. Leconte de Lisle veut être plus Grec et plus ancien qu’Eschyle. La suppression de ce personnage altère profondément celui de Clytemnestre; non-seulement elle se charge de tout le crime, mais de toutes les haines et de toutes les noirceurs qui se comprenaient mieux dans le fils de Thyeste. La reine d’Argos en son absence fait le tyran et menace le peuple quand celui-ci, représenté par le chœur, fait mine de se révolter contre les meurtriers de son roi. Une femme adultère hait son époux parce qu’elle le craint; mais celle-ci n’a d’autre passion que sa haine même, et il faut reconnaître qu’elle l’exprime en beaux vers.

……….. Je le hais.
Je hais tout ce qu’alma, vivant, ce roi, cet homme.
Ce spectre ; Hellas, Argos, la bouche qui le nomme,
Le soleil qui l’a vu, l’air qu’il a respiré.
Ces murs, que souille encor son cadavre exécré.
Ces dalles, que ses pieds funestes ont touchées.
Les armes des héros par ses mains arrachées.
Et les trésors conquis dans les remparts fumans,
Et ce que j’ai conçu de ses embrassemens!


Jamais on n’a exprimé plus vivement que M. Leconte de Lisle la haine dans un cœur de femme : il y manque seulement une cause pour engendrer tant de haine. Heureusement pour le poète et pour l’actrice qui interprète ce rôle, la flamme criminelle de Clytemnestre est dans toutes les mémoires, et ce que l’auteur ne dit pas est jusqu’à un certain point convenu entre lui et l’auditoire. Sans ce compromis, je ne sais ce qui adviendrait des splendides hémistiches du poète; devant un auditoire illettré, il serait impossible de jouer les Érinnyes. Applaudissant ces vers à la fois emportés et sonores, entraîné par la fureur tragique de Mme Marie Laurent, familier d’ailleurs avec le sujet, le public ne songe pas à se demander ce qui rend cette femme si audacieuse et si féroce qu’elle défie les dieux sans nécessité et qu’elle déteste l’enfant qu’elle a mis au monde. Lancé dans cette voie, le poète ne peut s’arrêter. Substituée par lui à Égisthe, Clytemnestre a des raffinemens d’inimitié que l’adultère et la jalousie elle-même ne sauraient avoir : elle ne veut pas accorder la sépulture à son époux, dans le sang duquel elle a eu le loisir d’éteindre sa furieuse colère, à cette Cassandre, qu’elle a aussi frappée de sa hache, on ne sait pourquoi, n’étant pas jalouse.

Point de libations ni de larmes pieuses!
Qu’on jette ces deux corps aux bêtes furieuses,
Aux aigles que l’odeur conduit des monts lointains.
Aux chiens accoutumés à de moins vils festins!
Oui! je le veux ainsi : que rien ne les sépare,
Le dompteur d’Ilios et la femme barbare,
Elle, la prophétesse, et lui, l’amant royal,
Et que le sol fangeux soit leur lit nuptial !