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et dans les autres sans nombre où s’agite cette reine terrible, la vengeance d’Iphigénie sert de prétexte à l’assassinat dont l’infidélité conjugale est la véritable cause : ici, c’est l’amour qui est le prétexte. On dirait que, pour en parler le moins possible, le poète a eu le soin d’ôter le rôle qui en rappelle nécessairement l’idée.

Il n’est pas inutile de rappeler que M. Leconte de Lisle n’a jamais mis d’amour dans ses vers; il nomme souvent Éros le fils d’Aphrodite, il le loue et le célèbre, mais de sang-froid. Ses poésies sont belles et glacées comme des statues de marbre; la passion en est sévèrement bannie comme une laideur, comme un transport qui défigure. Les anciens, surtout des siècles les plus purs, ont partout adoré la beauté et rarement touché à l’amour : disciple scrupuleux, il a imité, exagéré leur calme olympien, et il laisse aux modernes cette folie, à laquelle il ne croit sans doute pas. Cependant, s’il était nécessaire de faire une exception à la règle qu’il s’est imposée, c’était dans la circonstance présente; son modèle même lui en faisait une loi, et l’on n’accusera pas Eschyle d’être tendre ou de donner dans la galanterie. Le vieux poète grec attribue à Égisthe un pouvoir illimité sur Clytemnestre, cet empire absolu d’un amant, qui a fait oublier tous les devoirs de l’épouse. Qui le sait mieux que M. Leconte de Lisle, qui a fait d’Eschyle une traduction exacte et animée[1]? Cette femme grecque, à laquelle il est défendu même d’avouer publiquement son amour pour son mari, comme on le voit par ses premières paroles à l’arrivée d’Agamemnon, elle ose se dire aimée d’Égisthe. « Je ne crains pas d’entrer jamais dans la maison de la terreur (le temple de la crainte), aussi longtemps qu’Aigisthos, qui m’aime, allumera le feu de mon foyer, comme il l’a déjà fait avant ce jour. En effet, il est le large bouclier qui abrite mon audace. » Voyez aussi comme cet amour est assaisonné de jalousie, et comme la passion jouit de sa revanche. « Le voilà gisant, celui qui m’a outragée, les délices des Khryséis, qui ont vaincu devant Ilios. Et la voici, la captive (Cassandre), la divinatrice fatidique, qui partageait son lit, venue avec lui sur les nefs... Elle gît, la bien-aimée ! et les voluptés de mon amour en sont accrues. » A la place de ces sentimens si vrais, si féminins, que voyons-nous dans M. Leconte de Lisle? Le vers que nous venons de citer, et les deux suivans ;

Maintenant que la foudre éclate au fond des cieux!
Je l’attends, tête haute et sans baisser les yeux!


Nous ne lui demandons pas, en l’imitation d’un ancien, ce que les anciens s’interdisaient au théâtre, l’expression détaillée et complaisante de l’amour. La réalité était là dans le personnage d’Egisthe, il suffisait;

  1. Eschyle, traduction nouvelle par M. Leconte de Lisle; Paris 1872. Lemerre.