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Lorsque le soleil se coucha, nous étions encore assez rapprochés de l’Hirondelle, et cependant, en dépit des fatigues du jour, nous avions ramé avec vigueur. J’avais eu soin d’embarquer le riz cuit et les bananes : ce fut notre souper. Les enfans ne comprenaient pas qu’on leur refusât à boire alors que tant d’eau nous entourait : on les laissa goûter l’eau de la mer; l’expérience faite, ils n’en redemandèrent plus.

La nuit vint, nuit sans lune. Par bonheur, les étoiles répandaient leur clarté sur les flots assoupis. Le bruit de nos rames, au choc inégal, troublait seul le majestueux silence de la mer au repos. L’air était doux. Parfois, à cinq ou six pieds de la pirogue, surgissait un des énorme, celui d’un marsouin ou d’un requin. Les noctiluques ne manquaient pas alors d’allumer leur flambeau; mais l’eau, soudainement agitée, ondulait le long du canot, et je songeais aux terribles paroles de Sébastian.

Vers trois heures du matin, nous voguions dans une complète obscurité. Le ciel s’était couvert, et il fallait toute la finesse de sens d’un Indien pour ne pas hésiter sur la direction à suivre.

— Je sens la terre, me disait de temps à autre Sébastian, qui semblait en outre voir à travers les ténèbres.

Tout à coup il cessa de ramer; je me levai pour prendre sa place.

— Ne bougez pas, me dit-il à voix basse; nous sommes emportés par un courant; écoutons.

Don Salustio, sa femme et les enfans dormaient. Lydia, étendue dans la pirogue, la tête sur mes genoux, avait également cédé à la fatigue. Un des bras de la jeune femme m’enlaçait, et je sentais sa respiration un peu haletante agiter son corps.

Une brise légère effleura soudain la mer, et nous caressa le visage.

— Nous sommes perdus, me dit Sébastian, dont la main s’appuya lourdement sur mon épaule; voilà le vent.

Je ne pus répondre; je regardai doña Esteva endormie, souhaitant qu’elle ne se réveillât plus.

— Ramons! dis-je enfin.

— Nous avançons vers la terre; un tourbillon nous y porte. Tout à l’heure, nous franchirons la ligne des brisans, et la pirogue s’emplira d’eau.

— Que faire? demandai-je, plus ému que je ne le laissai paraître.

— Notre acte de contrition, docteur, et nous confesser mutuellement. Je l’avais bien dit, nous sommes un de trop.

Sébastian ne ramait plus. J’aurais voulu me lever, marcher; l’interdiction de tout mouvement ajoutait à mon angoisse.