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Lydia, qui s’était avancée, tendit vers moi ses mains; je crus qu’elle me disait adieu.

— Je reste avec vous, me dit-elle simplement ; là où vous êtes, je suis bien.

Je voulais repousser la jeune femme, et contrairement à mon intention je l’attirai pour la presser contre mon cœur et l’embrasser. Une émotion, une faiblesse dont je n’étais pas maître me coupait la voix, je ne pouvais plus parler. Don Salustio, doña Esteva, Sébastian, se précipitèrent vers nous. Les deux enfans se mirent à pleurer, personne ne voulait plus partir.

— Sur ma foi de chrétien, docteur, dit le capitaine, dont la main gauche saisit la mienne, tandis que de la droite, à l’aide de son pouce et de son index, il dessinait une croix, j’ai parlé trop vite et trop haut. Si la mer reste calme, la pirogue nous portera tous. Ne perdons pas de temps, s’il vous plaît; mais c’est égal, ils ne mentent pas, ceux qui disent que vous êtes un original.

Dona Esteva descendit, puis don Salustio, auquel je passai les enfans. Lydia, inquiète, ne voulait pas me précéder.

— Je vous laisserais en arrière sans remords, docteur, reprit Sébastian, ou plutôt j’y resterais moi-même, si je n’étais convaincu que demain soir l’Hirondelle n’existera plus. Ne me croyez pas un mauvais marin parce que mon navire s’est échoué; celui qu’un cheval n’a jamais renversé se dit à tort cavalier. Le vent du nord soufflera dans quelques heures, et les murailles du fort de Saint-Jean d’Uloa auront peine à protéger les bâtimens qui seront venus lui demander abri. Partons tous, ou restons tous.

Je cédai ; don Salustio, sa femme et ses enfans s’établirent à l’avant de la pirogue, longue de trois mètres environ; Lydia, Sébastian et moi prîmes place à l’arrière. L’embarcation, taillée dans un tronc d’arbre, surnageait à peine de quelques doigts au-dessus du grand abîme, et, vacillante, nous condamnait à l’immobilité la plus absolue. Au fond, Sébastian avait raison, nous étions un de trop. Nous jetâmes un dernier regard sur l’Hirondelle, doña Esteva récita une prière à voix haute, et bientôt le frêle esquif, destiné à naviguer sur le paisible courant des fleuves, se dirigea vers la terre, qui se montrait bleuâtre à l’horizon.

Je confiai l’un des tubes contenant l’aspergillum à doña Esteva, et l’autre à Lydia. Quoi qu’il nous arrivât, je savais que Sébastian et don Salustio donneraient leur vie pour sauver les deux femmes. J’avais d’abord songé aux enfans, qu’une étoile particulière semble protéger contre le danger; mais en jouant ils eussent pu laisser choir les tubes dans la mer, et il s’agissait de ne pas donner raison au docteur Neidman.