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brave capitaine; je vous invite, et vous reconnaîtrez votre erreur.

— Que Dieu vous entende, et surtout qu’il vous exauce ! Je devrais veiller, mais je suis épuisé de fatigue, car je n’ai pas dormi durant la descente du fleuve. Je vais me reposer un instant pour être debout lors du quart de minuit.

— Vous plaît-il que je veille à votre place?

— Hum ! il y va de votre peau comme de la mienne. Votre présence tiendra mes gens sur le qui-vive; j’accepte votre offre. Bonsoir, docteur! Réveillez-moi un peu avant minuit. — Et, s’étendant sur une balle de coton, Sébastian ne tarda guère à ronfler.

J’allai faire un tour dans ma cabine, afin de m’assurer que les tubes renfermant les aspergillum étaient bien à leur place. doña Esteva, son mari et leurs enfans occupaient la petite chambre que le capitaine leur avait abandonnée. Je ne partageais nullement les craintes superstitieuses des marins ; néanmoins je crus prudent de ne point me séparer des tubes qui contenaient mes précieux mollusques : aussi les plaçai-je dans la poche de mon habit, que je boutonnai soigneusement. Tranquillisé par cette précaution, je revins m’asseoir sur la dunette, songeant à la stupéfaction du docteur Neidman et aux applaudissemens qui avant trois mois salueraient la lecture de mon vingt-sixième mémoire. Non-seulement j’allais prouver que je ne m’étais pas trompé, que l’aspergillum existait dans les eaux du Mexique; mais, juste motif d’orgueil, j’allais enrichir l’ordre des mollusques acéphales d’un individu qui, selon ma promesse, porterait le nom du petit Juan.

Les matelots s’étendirent un à un sur le pont. Le ciel était couvert. Le navire, dans sa marche rapide, traçait sur les flots noirs un sillage phosphorescent dont l’intensité me surprenait. De temps à autre, une méduse aux couleurs vives s’épanouissait au milieu de l’écume lumineuse, et je regrettais que mes petits compagnons ne pussent jouir de ce curieux spectacle. Je me rapprochai du grand mât, pensant à la pauvre Lydia, qui, je l’espérais, ne se doutait guère des alarmes causées par sa présence. L’histoire de son passé m’était connue; orpheline de bonne heure, sa vie de désordre devait plutôt être attribuée à une cruelle déception qu’à de mauvais instincts. Cependant doña Esteva, si bonne, si indulgente, se montrait inflexible pour la métisse. L’inquiétude jalouse avec laquelle elle surveillait son mari et ses enfans, comme si la seule présence de Lydia eût été une souillure pour ceux qu’elle aimait, n’échappait même pas aux matelots. Quant à moi, je n’éprouvais d’autre sentiment qu’une vive pitié pour la pauvre fille si follement éprise du majordome Valério, lequel, d’après ce qu’elle me raconta, avait chevaleresquement pris sa défense un jour qu’on l’insultait.