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Un certain docteur Neidman, Prussien d’origine, demanda la parole. Dans mon mémoire, je décrivais un curieux mollusque du genre aspergillum, que le hasard m’avait fait rencontrer. Logé dans un tube calcaire, ce fragile acéphale s’était accidentellement brisé. Par bonheur, je l’avais étudié avec assez de soin pour ne pas craindre d’affirmer qu’il appartenait à une espèce nouvelle. Le docteur Neidman, avec une hardiesse sans pareille, osa nier l’existence du genre aspergillum dans le golfe du Mexique. Selon lui, ces mollusques habitaient exclusivement la Mer-Rouge, la Nouvelle-Hollande, Java; il affirmait donc que l’individu que je décrivais devait être un teredo et non un aspergillum. Les membres de l’Institut bostonien, légèrement ébranlés, ne revinrent pas sur leur vote, mais l’envoi de la médaille dont on voulait récompenser mon travail fut ajourné.

Je n’appris ces incidens que trois mois plus tard, alors que j’étais absorbé par mes études sur le cri des caïmans. Un tremblement nerveux s’empara de mon corps à la lecture du procès-verbal, que l’on avait eu soin de m’expédier en double, et l’indignation me suffoqua. Moi, accusé d’avoir commis une erreur dont un apprenti naturaliste serait à peine capable ! C’en était trop, et ce coup me fit maudire une fois de plus ces orgueilleux Prussiens, dont l’oracle, le fameux Humboldt, a écrit tant de faussetés sur les Amériques.

Durant trois jours, fiévreux, courbatu, je dus garder la chambre. Mon logis fut alors assailli de visiteurs compatissans auxquels je racontais la perfide accusation dont j’étais victime. Les femmes, âmes généreuses, s’intéressaient surtout à mon chagrin. Je n’oserais affirmer qu’elles comprissent toutes la petitesse des doutes élevés sur ma véracité, ni qu’aucune d’elles fût capable de bien saisir les caractères qui séparent un teredo ou taret d’un aspergillum ou arrosoir; mais j’avais recours aux comparaisons. Que penseriez-vous, leur disais-je, de celui qui vous accuserait de ne pas savoir distinguer une valencienne d’un point d’Alençon? Elles souriaient avec dédain ; j’étais compris.

Je ne pouvais rester sous le poids d’un tel coup; il me fallait écraser mon adversaire par une démonstration sans réplique. Je réglai mes affaires, je renonçai momentanément à mes études sur le cri des caïmans; puis, sans prévenir personne, je partis pour Alvarado. C’était à Alvarado que j’avais découvert le mollusque auquel j’espérais voir porter mon nom : il était rare, puisque je n’avais pu en découvrir qu’un seul exemplaire. Peu importait, dussé-je trier grain à grain les montagnes de sable qui bordent le golfe du Mexique, je voulais un aspergillum pour confondre le docteur Neidman.