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les desseins du ciel, car ceux qui avaient le plus d’intérêt à l’empêcher en ont été les premiers complices. À peine de retour dans le Levant, où son arrivée coïncidait avec celle d’un nouvel ambassadeur, M. Fay marquis de Latour-Maubourg, le contre-amiral Halgan prévit avec une rare sagacité le dénoûment inévitable de l’insurrection. « La Grèce européenne, écrivait-il le 30 septembre 1821, ne peut plus rentrer dans sa condition première. Toute pacification, tout arrangement tenté sur une pareille base n’aboutirait à aucun résultat durable. Vainement la Porte prodiguerait-elle ses boyourdis de clémence : sa parole engagée à l’Europe chrétienne pourrait être sincère ; elle n’aurait pas le pouvoir de tenir ses promesses. Le fanatisme, la soif du sang et du pillage, l’ennui du repos, le cri d’effroi du prince, ont soulevé le tiers de l’Asie. Les musulmans ont pris les armes ; avant qu’ils les quittent, la population grecque, si elle doit être ramenée à l’obéissance, aura disparu. Quelle garantie lui pourrait fournir un gouvernement qui n’existe pas, — à moins qu’on ne veuille donner le nom de gouvernement à la volonté arbitraire du moindre aga, ou pour mieux dire, dans le temps actuel, à celle de tout individu coiffé d’un turban ? Il n’y a plus pour les Grecs, après l’aurore de civilisation qu’ils ont entrevue, que le néant ou la liberté. »

Tels sont les témoignages qui inspirait aux hommes les plus sages, Les plus modérés, les plus véridiques, l’émotion du moment. Nous connaissons maintenant quels adversaires les Grecs allaient avoir à combattre. Nous n’en suivrons qu’avec plus d’intérêt leurs efforts ; mais avant d’aborder le récit de ces événemens, j’emprunterai une dernière citation à la correspondance de l’officier-général qui fut, dans le Levant, le digne précurseur de l’amiral de Rigny. « Je suis loin, écrivait l’amiral Halgan, de m’abandonner au prestige de ce qui n’est plus. Je juge les Grecs sans passion. Je vois l’excès de dégradation morale dans lequel ils sont tombés. Je sais que la folle arrogance du barbare remplacera immédiatement et peut-être dès les premières relations avec l’Europe la bassesse de l’esclave. Je ne doute pas que la force ne soit ici longtemps la seule sauvegarde de la justice ; mais, de quelque importance que soient ces considérations, peuvent-elles empêcher la marche et les effets irrésistibles du temps ? Il faudra tôt ou tard affranchir la Grèce. C’est à l’Europe de s’arranger en conséquence. » Conseil excellent ! conseil à la fois humain et sensé, dont on appréciera encore mieux le mérite et la prévoyance quand on aura vu par quelles phases a passé, de 1821 à 1828, la politique des puissances chrétiennes.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.