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les raïas à débarquer des navires européens. » Le mousselim, l’ayan-bachi, le serdar des janissaires, appuyèrent avec énergie cette demande. Le consul-général de France se chargea d’y répondre. M. David avait longtemps résidé en Bosnie ; il connaissait à fond le caractère des Turcs, et parlait avec facilité leur langue. Son expérience, son ascendant personnel, son courage et plus encore le rôle qu’une tradition presque indélébile continuait de nous attribuer dans le Levant, devaient faire de cet agent français, tant que durèrent les troubles, l’inspirateur des démarches communes, le conseil et l’appui de tous les Européens, le chef incontesté du corps consulaire. M. David promit de renvoyer les raïas à terre, mais il ne s’engagea pas à leur fermer l’entrée des consulats. Les représentans des puissances résidant à Constantinople avaient pris vis-à-vis de la Porte l’engagement de ne favoriser sous aucun prétexte l’émigration des sujets du sultan ; ils n’avaient pas aliéné le droit le plus précieux, le plus sacré aux yeux du musulman, celui d’accorder l’hospitalité au malheur.

Les Grecs débarquèrent dans la soirée même ; mais ce fut pour inonder les magasins des Francs, les cours des deux églises, le vaste enclos du consulat de France, l’enceinte du consulat d’Angleterre. Aucun d’eux ne se serait aventuré à rentrer dans sa demeure. Les troupes débarquées, les janissaires, les bouchers candiotes, de toutes les corporations turques la plus féroce et la plus redoutée, les soldats et les vagabonds, formant un horrible pêle-mêle, avaient envahi, la menace et l’injure à la bouche, le quartier grec et le quartier franc. Six Ragusais péchaient non loin du quai ; ils furent saisis et amenés au mousselim. Trois furent tués sous ses yeux, en dépit de ses cris, sans égard pour ses protestations ; trois autres, couverts de blessures, furent sauvés par la garde et conduits en prison. Le consul d’Autriche, vieillard octogénaire, s’était empressé de les aller réclamer. « Si j’essayais de vous livrer ces malheureux, lui répondit le mousselim, je ne ferais que les jeter en pâture au peuple. Laissez-les où ils sont. Croyez-moi, c’est encore le plus sûr moyen de sauver leur vie. » Pendant plusieurs jours, les assassinats ne cessèrent pas dans Smyrne. Le fanatisme musulman ne s’arrêtait pas à choisir ses victimes : tout infidèle rencontré dans les rues, qu’il fût Franc ou raïa, était égorgé ; les négocians les plus respectables se virent menacés de mort jusque dans leurs maisons ; la consternation était à son comble. Le commandant en chef des troupes asiatiques, Hassan, pacha de Césarée, fit annoncer le 15 mai aux autorités locales qu’il allait enfin quitter son camp et venir établir sa résidence dans la ville. Cette nouvelle remplit de joie le mousselim. Les consuls le pressaient tous les jours de prendre des mesures sévères pour rétablir l’ordre. « Il ne faut pas trop ti-