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différence entre l’hypocrisie, qu’il a toujours méprisée, et la comédie, qu’il jouait avec délices. On ne trouve nulle part, dans ses écrits pas plus que dans sa correspondance ou sa diplomatie, une justification du partage de la Pologne. Il ne pervertit pas le sens moral ; il se contente de n’en pas avoir. Après avoir soufflé à la Russie l’idée première de l’audacieuse entreprise, il s’employa plus que personne à l’exécution de ce projet, seconda Catherine dans ce qui lui paraissait un bon tour joué à la France et à l’Angleterre, poursuivit l’Autriche l’épée dans les reins pour la forcer à tremper dans le complot, et, sans perdre sa peine à de laborieuses apologies, se donna le mérite d’avoir épargné à l’humanité de nouveaux malheurs. Ainsi Catherine s’agrandit, et fit un premier pas vers Constantinople en gardant le silence; Marie-Thérèse mit sur sa conscience une usurpation dont elle gémissait en accusant son ministre Kaunitz; Frédéric écrivit à Voltaire une lettre fort dégagée où il disait : « Je sais que l’Europe croit assez généralement que le partage qu’on a fait de la Pologne est une suite de manigances politiques qu’on m’attribue; cependant rien n’est plus faux. Après avoir proposé vainement des tempéramens différens, il fallut recourir à ce partage comme à l’unique moyen d’éviter une guerre générale. Les apparences sont trompeuses, et le public ne juge que par elles. Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d’Euclide. »

Un trait manquerait à cette esquisse du portrait de Frédéric, si nous omettions de dire qu’il créa la nation prussienne, qu’il lui donna la naissance en prouvant qu’elle vivrait en dépit des obstacles, et le baptême en la jetant avec succès parmi les épreuves les plus redoutables, un vrai baptême de feu. Lui et ceux de sa race furent d’autant plus Prussiens qu’ils pensèrent moins à l’Allemagne. Un prince qui déchirait la grande famille allemande pour se faire pièce à pièce un domaine arrondi et facile à défendre n’était pas, ne songeait pas à être, quoi qu’on en pût dire, le précurseur de l’unité. Nous n’insistons sur ce point que pour conserver à cette image du héros une ressemblance exacte et fidèle : c’est à l’Allemagne à mesurer la reconnaissance qu’elle lui doit; notre jugement, si nous essayions de le faire pour elle, serait suspect aujourd’hui, bien que celui des publicistes intéressés dans la cause prussienne ne le soit pas moins. Frédéric demeura plus de quarante ans sur le trône sans avoir l’idée de l’unité allemande; tant qu’il fut dans la vigueur des années et de la puissance, rien de semblable n’entra dans son esprit. Quand sa vie un peu attristée fut au déclin et qu’il ne put compter sur son bras et sur ses deux cent mille hommes pour contenir Joseph II, il eut recours au Fürstenbund ou ligue des