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cette affaire en citant des vers de Bojardo, et il la termina en écrivant sur les malheureux Polonais un poème dans le genre de la Pucelle. On chercherait en vain un plus parfait exemple de cette politique du XVIIIe siècle, de ces conquêtes poliment effrontées, de ces brigandages de bon gentilhomme, de ces coups de force exécutés avec grâce.

Aujourd’hui l’on met de la philosophie et de l’érudition dans ce machiavélisme. On loue cette œuvre d’iniquité, qui ne fut d’aucun côté plus criminelle que du côté de la Prusse; on dit, comme toujours et partout, que le partage de la Pologne fut une revanche de l’Allemagne, que les Allemands étaient persécutés dans cette Prusse occidentale pour cause de religion, que l’on confisquait l’une après l’autre les églises protestantes, qu’on mettait en pratique le proverbe vexa lutheranum, dabit thalerum, « travaillez les côtes aux luthériens, vous ferez sortir l’argent de leurs bourses. » Si nous en croyons M. Freytag[1], on avait coupé la langue et les mains à un Allemand pour avoir copié dans des livres venus d’Allemagne des extraits contre les jésuites. Un gentilhomme polonais avait fait décapiter un pasteur et jeter son corps dans un marais. Frédéric, ami de l’humanité et bon protestant surtout, vengeait la religion persécutée dans cette province. Ce n’est pas tout : après avoir ramassé tous les faits vrais ou faux qui représentent les Polonais de la Prusse occidentale comme des fanatiques et des assassins, on s’attendrit sur la malheureuse condition d’où ils n’auraient pas voulu sortir. Ces nobles polonais qu’on faisait tout à l’heure si tyranniques, si avares, si cruels, on en fait maintenant des misérables, portant sabots, n’ayant pas toujours du pain, ni même un four pour en faire dans la plupart des villages. Frédéric fut leur providence. La Prusse occidentale devint, comme la Silésie, son enfant de prédilection; il eut pour ses nouveaux sujets des soins et une sollicitude de mère, les habillant de neuf, les forçant d’aller à l’école. Nombre d’instituteurs, d’ouvriers, de colons prussiens, vinrent s’établir dans cette province, qui n’attendait que l’arrivée de ces généreux étrangers pour entrer dans la carrière d’une prospérité sans limites. Ces rois de Prusse ont des entrailles paternelles pour les peuples qu’ils veulent bien conquérir. Frédéric avait au moins la pudeur de ne pas prendre de masque, et ce n’est pas sa faute si certains docteurs allemands et certain historien écossais en font un hypocrite mêlant à tout propos Dieu, la religion, l’humanité, aux desseins de sa politique ouvertement impudente. Son habileté est d’une autre nature, et il faut bien admettre une

  1. Nouvelles peintures tirées de la vie du peuple allemand, Leipzig 1862.