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de l’Anti-Machiavel n’était pas un comédien d’un médiocre aplomb ni d’une audace ordinaire. Quand on lit cet ouvrage, il faut toujours, à côté de ce qu’avance le royal écrivain, mettre ce qu’il pense, et ce qu’il pense peut se dégager aisément soit de ce qu’il a fait, soit de ce qu’il a écrit plus tard. En rhéteur a des phrases et pas d’idées. Il y a dans cet écrit, beaucoup moins jeune qu’on ne l’estime ordinairement, tantôt le contraire de la pensée, afin de tromper et de se faire valoir, tantôt le germe primitif de certains des- seins qui se feront jour. Jeune, Frédéric ne l’a jamais été : il a supporté le poids d’une tyrannie bigote et aveugle; le despotisme grossier de son père, au lieu de le briser, l’a perverti. C’est peut-être là son excuse; l’effet inévitable du despotisme est de détruire le sens moral. Est-ce un jeune homme, est-ce un rhéteur qui a écrit ceci sur la Pologne?


« Dans les royaumes électifs, où la plupart des élections se font par brigues, et où le trône est vénal, quoi qu’on en dise, je crois que le nouveau souverain trouvera la facilité, après son élévation, d’acheter ceux qui lui ont été opposés, comme il s’est rendu favorables ceux qui l’ont élu. La Pologne nous en fournit des exemples : on y trafique si grossièrement du trône qu’il semble que cet achat se fasse aux marchés publics. La libéralité d’un roi de Pologne écarte de son chemin toute opposition; il est le maître de gagner les grandes familles par des palatinats, des starosties et d’autres charges qu’il confère; mais, comme les Polonais ont sur le sujet des bienfaits la mémoire très courte, il faut revenir souvent à la charge; en un mot, la république de Pologne est comme le tonneau des Danaïdes : le roi le plus généreux répandra vainement ses bienfaits sur eux, il ne les remplira jamais. Cependant, comme un roi de Pologne a beaucoup de grâces à faire, il peut se ménager des ressources fréquentes en ne faisant ses libéralités que dans les occasions où il a besoin des familles qu’il enrichit. »


Si ce prince de vingt-sept ans était roi de Pologne, il saurait, n’en doutez pas, distinguer entre ceux qui ont été utiles dans le passé et ceux qui pourraient l’être dans l’avenir, entre la gratitude et la politique bien entendue. Il n’aurait qu’à pratiquer en Pologne la même conduite qu’il a tenue tout d’abord en Prusse, lorsqu’il écartait comme gênantes la famille et la mémoire de son ami Katt, qui mourut sur l’échafaud, sous ses yeux, par sa faute et à cause de lui, lorsqu’il oubliait dans la personne de Marie-Thérèse l’empereur d’Allemagne, père de celle-ci, qui avait sauvé sa vie en évoquant son procès au tribunal de l’empire. Si la destinée ne l’avait pas fait roi des Polonais, il devait en être le spoliateur, et le