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Il faut encore qu’il soit débusqué de ce poste d’observation, d’où il veillait comme l’araignée au centre de sa toile, entamée de toutes parts. Mal secondé par son frère, qui, faute de génie, ajoute à son désastre, il est contraint de courir vers le nord au secours de Berlin, arrive trop tard et se rejette vers les montagnes boisées de la Thuringe, d’où il surveille les plaines de la Saxe occidentale. De nouvelles ouvertures faites près du maréchal de Richelieu sont repoussées; la France, on ne sait pourquoi, était déterminée à l’écraser. Cependant les plans contradictoires des armées ennemies retardent le dénoûment de deux mois, durant lesquels ce roi-général, qui ne connut jamais le découragement, court de l’est à l’ouest, se prolongeant, se resserrant, cherchant quelque chose à faire, une proie à dévorer. C’est alors que Soubise, avec une armée famélique et des mesures mal prises, vint comme à plaisir se faire surprendre par le lion exaspéré de trois mois de jeûne et de blessures que le temps envenimait. Telle fut l’histoire de Rosbach, où l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de notre impéritie ou des ressources d’esprit du roi de Prusse.

On ne saurait compter les vers de Frédéric parmi ses titres à l’admiration. On y voit volontiers le caprice et le passe-temps de ses jours de victoire : qui ne lui pardonnerait d’avoir rimé sur un tambour quand il a lieu d’être content de lui-même? Mais ce qu’il y a de plus caractéristique dans les singulières poésies de ce prince, c’est qu’il les prenait au sérieux. Jamais il ne fît autant de vers que durant les trois mois dont nous venons de parler, et c’est un trait qu’il faut ajouter à la peinture du grand guerrier, quoiqu’il approche du ridicule. La comédie se mêle à la tragédie dans cette crise de sept années, et Frédéric griffonnait des vers dignes de Colin avec une fiole de poison dans sa poche. Nous ne savons si M. Carlyle, qui parle tant de Shakspeare et qui est si rempli de Goethe et de Schiller, a le sentiment bien net de la poésie, ou s’il ne s’est pas assez défié de sa compétence en matière de langue française; mais à propos des vers de son héros il se met sur le haut style un peu plus qu’il ne convient. Il les compare au Coran de Mahomet et aux psaumes de David; il nous oblige de nous souvenir que Macaulay, qui s’entendait mieux à juger de la poésie comme de la politique, a trouvé pour Frédéric le sobriquet un peu dur, mais juste au fond, de Trissotin-Mithridate. Que les vers du roi de Prusse aient servi à remplir des momens d’inaction forcée, qu’ils aient été l’équivalent d’un jeu de quilles, comme disait Malherbe, qui pourtant était bon poète, qu’ils aient tenu lieu de la chasse, que le roi n’aimait pas, nous ne saurions y contre lire. D’un autre côté, soutenir qu’ils ont le souffle du prophète des croyans