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plus grande partie de son armée, ses meilleurs généraux. Il se retire à Leitmerilz, où il passe un mois, espérant protéger la Saxe, la Silésie, le Brandebourg, qui sont menacés : c’est le moment de se replier sur soi-même; il a commencé cette guerre, et il en est puni par l’Europe, qui se ligue contre lui, comme la société contre un brigand qui a violé les lois pour la troisième fois. Cette avalanche d’ennemis qui est suspendue sur sa tête, c’est lui qui l’a provoquée. Que de réflexions amères, tandis qu’il interroge de tous côtés le sombre horizon pour savoir sur quel point commencera l’attaque! Un chagrin irrémédiable s’ajoute à ses angoisses; il reçoit la nouvelle de la mort de sa mère, qu’il a tendrement aimée. Cependant il charge sa sœur, la margravine de Bayreuth, d’entrer en pourparlers avec Mme de Pompadour; il y a 5 millions de thalers pour elle, s’il obtient la paix de la France, la paix seulement, sans alliance ni secours! pas d’autre condition que le silence, car, si elle allait parler et que l’Angleterre eût vent de ces propositions, il serait perdu. Il avait beaucoup rabattu de cette fierté dont on lui fait aujourd’hui trop grand honneur. « Je ne la connais pas, » avait-il dit l’année précédente, quand on lui parlait de faire quelque concession à l’amour-propre de la puissante courtisane; il riait fort des avances de la vertueuse Marie-Thérèse envers Mme Poisson, qu’elle appelait sa dure cousine. Voilà les princes, ou plutôt voilà les hommes! Au reste, il s’agit de l’âme forte de Frédéric, et nous n’avons pas dit qu’il eût une grande âme. Les propositions n’ont pas de suite : il faut tenir tête à l’orage, n’ayant d’autre abri, que des renforts anglais assez mal dirigés; le roi de Prusse ne pliera pas. Il ne s’avouera ni vaincu ni coupable; seulement il se souvient de ce qu’il oublie volontiers dans la bonne fortune, de la liberté allemande et de la cause protestante. Une heure, une faute peut livrer la patrie commune à la domination tyrannique de l’Autriche. C’est un peu de même que le joueur, lorsqu’il a perdu, se souvient de la belle Angélique. Tel est le langage des usurpateurs malheureux. Celui-ci se compare à un honnête homme enveloppé par une bande d’assassins; il n’y a pas d’exemple d’une conspiration semblable à celle dont il est victime. Les puissances se conduisent avec lui comme des bandits méritant la roue! Cette indignation vertueuse, dont il répand le torrent dans ses lettres à sa sœur, est toujours à l’usage des despotes trahis par la fortune. Celui-ci du moins a du cœur, et ces effusions de la colère ne font que remplir le vide des jours d’attente. « Nous devons rester, dit-il, ce que notre naissance nous a commandé d’être. J’ai toujours compté qu’étant roi il me fallait penser en souverain, et mon principe fut toujours qu’un prince doit plus tenir à sa réputation qu’à sa vie. »