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guer de tant de princes de ce nom, si nombreux en Allemagne, et en particulier d’un autre Frédéric H, l’empereur allemand du XIIIe siècle, l’attachement des Prussiens à la royauté des Hohenzollern perpétue ce titre. Les épithètes de ce genre ne sont d’usage que dans les monarchies absolues : libre à leurs sujets d’en tirer gloire. L’Espagne a son Isabelle la Catholique, le Portugal son Emmanuel le Fortuné, Florence son Cosme le Grand; l’Angleterre seule ne donne pas de titre à ses rois depuis qu’elle a eu la grande charte. Il est donc assez puéril de bâtir ici toute une théorie de la grandeur, et d’expliquer à grand renfort de métaphysique un simple usage; il ne le serait pas moins de contester sa gloire au roi de Prusse. Qu’on l’appelle donc Frédéric le Grand, pourvu qu’on se souvienne qu’à sa mort il y eut un sentiment général de délivrance, une expression de soulagement public. Sa sortie de ce monde eut cela de commun avec celle de Louis XIV et de tous les despotes, même de ceux qui firent les plus grandes choses. Frédéric eut seulement le mérite de soutenir son personnage, et, tranchons le mot, de jouer la comédie jusqu’à la chute du rideau. Jusqu’à la fin, il sut dire qu’il était le premier domestique de son peuple, tout en étant un maître inflexible; il eut assez de tête pour ne jamais oublier son rôle.

Frédéric fut un grand général et un roi très habile : c’est dans la première de ces qualités qu’il est éminent, qu’il est le premier de son siècle et entre les meilleurs de tous les siècles. Pour lui donner une si belle place à titre de roi, il faudrait qu’il eût laissé autre chose que de remarquables exemples et une durable tradition. L’édifice de grandeur qu’il sut élever s’écroula presque à sa mort; vingt ans seulement séparent l’achèvement de son œuvre et la chute profonde d’Iéna. Dès que la main qui la soutenait fit défaut, la Prusse donna des signes d’affaissement visible. Il ne faut pas juger la monarchie de Frédéric d’après l’empire allemand que nous voyons aujourd’hui : la base de celui-ci est tout autre, et l’avenir seul pourra dire si, les hommes dont le bras l’a construit venant à faire défaut, le colosse doit rester debout et vaincre l’effort des années. L’œuvre politique de Frédéric parut incapable de durer; le roi vieillissant le pressentait, il augurait mal de l’avenir. Mirabeau, séjournant à Berlin au moment où s’exhala cette âme qui vivifiait une Prusse composée de pièces et de morceaux, Mirabeau jugeait ainsi ce grand corps abandonné à lui-même. — Frédéric avait fondé une nation prussienne, cela est vrai, plus vrai peut-être que ne le voudraient ses héritiers d’aujourd’hui; il avait fondé le royaume de sa majesté le roi Frédéric II, non un état solide.

Comme général, malgré ses fautes, il a été digne de l’admiration