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L’auteur est intarissable sur « la cause de la liberté » et sur l’oreille de Jenkins. Cette oreille ne revient pas moins de douze fois dans l’ouvrage. Tantôt l’écrivain suppose que le brave marin la porte dans sa poche, tantôt qu’il la conserve dans du coton : ce sont des plaisanteries sans fin. Il semble que la mer se couvre de vaisseaux et la terre de soldats, que l’on se bat aux quatre coins du monde pour l’oreille de Jenkins. Sans l’oreille de Jenkins, l’Angleterre n’aurait pas contrarié d’abord l’utile accroissement de la puissance de la Prusse; elle joue enfin un rôle dans toutes les pages où il s’agit des négociations européennes durant trente-deux ans. Assurément, pour traiter ainsi l’histoire, il faut avoir un grand fonds de gaîté, et M. Carlyle est un homme d’un caractère bien heureux. Un autre exemple de son inépuisable bonne humeur est dans le récit circonstancié qu’il fait du voyage et de la résidence à Berlin de la danseuse Barberina. Cette artiste habitant Venise avait signé un engagement envers le roi de Prusse, qui était tout dans son royaume et par conséquent son propre directeur d’opéra. Cependant elle se souciait peu de quitter Saint-Marc et le Lido pour les frimas du Brandebourg. Dans les cas semblables, les administrations intentent des procès aux danseuses récalcitrantes : le royal directeur avait d’autres moyens pour ranger au devoir son corps de ballet; il fit arrêter au passage un ambassadeur de la sérénissime république, saisit les effets et peut-être la personne de celui-ci comme gage de l’exécution du contrat. La Barberina fut remise entre les mains du chargé d’affaires de sa majesté et transportée à travers les montagnes. M. Carlyle rit beaucoup de cette personne livrée avec procès-verbal et recommandée comme un colis avec le haut et le bas marqués visiblement. Ce qui nous ferait rire, c’est beaucoup moins ce haut et ce bas, sur lequel il revient à satiété, que le soin qu’il prend de justifier le grand Frédéric d’avoir un opéra et une danseuse qu’il paie 5,000 thalers. Ses précautions oratoires sur la légèreté du sujet où il se complaît ne sont pas moins amusantes.

Assurément ces traits font assez connaître que M. Carlyle a des procédés fort nouveaux, les uns simplement piquans et qui réveillent la curiosité, je l’avoue, sans défigurer l’histoire, les autres étranges et trop contraires à la gravité du genre. On n’est pas moins étonné de l’usage et de l’abus qu’il lui plaît de faire de la mythologie. On permet à Voltaire, qui est poète et qui plaisante avec Frédéric, de à comparer à Phœbus Apollon; mais l’arc d’argent avec lequel ce dieu du soleil anéantit les serpens Python de Fiance et d’Autriche est un médiocre ornement pour la biographie d’un roi de Prusse. Ailleurs Frédéric aux prises avec un général russe, c’est Thésée combattant le Minotaure; Voltaire égaré par la colère ou