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l’hiver. Que nous apprennent ces petits détails, si ce n’est que M. Carlyle est un agréable conteur, et qu’il ne veut rien perdre de ce qu’il a vu, dit et pensé?

Si M. Carlyle était moins uniforme dans ses procédés, nous dirions que c’est un humoriste dans le domaine de l’histoire. Bien des écrivains de nos jours ont le tort de croire que l’art sérieux des Thucydide et des Tacite se peut concilier avec l’humour : heureusement la nature des choses résiste à ce caprice, et l’histoire, comme une noble et forte muse, se défend elle-même. M. Michelet, malgré ses efforts, ou plutôt à cause de ses efforts, ne parvient pas à être un historien humoriste : il a trop le parti-pris de plaire ou d’étonner; or l’humour est avant tout naturel, presque involontaire. Il en est de même de M. Carlyle pour des raisons différentes. On ne peut pas dire qu’en vue de plaire ou d’étonner il ait changé sa façon d’écrire; mais on sait que l’humour est chose presque incompatible avec le tempérament écossais, et l’auteur est Écossais, quoi qu’il fasse. L’Écossais est de sa nature dogmatique, attaché à son opinion, amoureux des batailles du raisonnement. En toutes choses, il insiste et persiste, il argumente et maintient son dire parce qu’il l’a dit. Il ne sait ni glisser au besoin sur la surface des choses comme le Français, ni prendre la moyenne des idées comme l’Anglais, et concilier quelquefois l’inconciliable. Lors même qu’il est spirituel et doué d’une imagination originale comme M. Carlyle, il s’égaiera méthodiquement; il ne promènera pas, il appesantira son humour sur les points essentiels. Rien d’inattendu, rien qui jaillisse de source. On voit arriver au moment prévu sa lettre d’un ami, son journal d’un touriste ; on voit arriver jusqu’à ses bons mots : il développe ceux-ci comme des paragraphes dans une dissertation. Ses plaisanteries se reproduisent jusqu’à la fatigue. On sait le nom que le langage de nos ateliers donne à cette sorte d’esprit; la langue usuelle anglaise possède le même mot pour ce coup de whist dans lequel deux partners coupent à tour de rôle deux couleurs différentes qu’ils se renvoient successivement; c’est un va-et-vient du même moyen répété, et qui s’appelle a saw (une scie).

Parmi les griefs de l’Angleterre contre l’Espagne figuraient les mauvais traitemens exercés sur un capitaine au long cours nommé Jenkins. Des Espagnols visitant son navire, qu’ils soupçonnaient de contrebande, lui avaient coupé l’oreille et la lui avaient jetée à la face en lui disant de la rapporter à son roi; c’est ce que rappelle Pope dans un vers où il parle de cette nation « qui coupe nos oreilles et les envoie au roi. » On se souvient aussi que M. Carlyle s’amuse du prétexte que l’on fournissait en parlement pour justifier la guerre contre Frédéric en disant que c’était la cause de la liberté.