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tend soudain des coups de feu: crac ! Ce sont des Croates qui courent les champs; on leur donne la chasse. — Telles sont les narrations de M. Carlyle, conformes à son humeur et réglées sur son caprice, précédées d’informations curieuses et variées, jamais ennuyeuses d’ailleurs.

Tout historien digne de ce nom est pourvu d’abondantes lectures. Ce fonds indispensable ne manque pas à l’auteur de l’Histoire de Frédéric le Grand ; il n’est guère de correspondances contemporaines qu’il n’ait feuilletées. Il aime, après le récit des événemens, à chercher dans la vie et dans les papiers de ceux qui ont joué quelque rôle un témoignage vivant de leurs impressions personnelles. Les batailles, les négociations, les actes importans de Frédéric sont suivis d’extraits qui souvent paraissent pour la première fois dans l’histoire générale. Cependant il y a plus de curiosité, plus de désir d’amuser, plus de système et de partialité que de critique dans le choix des documens. M. Carlyle a le secret de rendre la vie à ce qui lui plaît dans le passé : il divertit, il instruit souvent; plus souvent encore il fait réfléchir et répand sur la chaîne des événemens muets ou équivoques des leçons morales intéressantes; mais il ne s’efface jamais, et l’on sent trop qu’il vous mène à sa guise et qu’il est lui-même esclave de sa prévention ou de sa fantaisie. D’autres historiens promettent le vrai et conduisent à l’erreur sans persuader l’esprit bien fait qui les suit : ils ont dans leur logique une rigueur qui est un avertissement; comme ils sont convaincus de leur infaillibilité, leur système est impérieux, et on les abandonne. M. Carlyle a une bonhomie qui trompe. Bien que sa thèse générale soit connue, il ne paraît pas tenir aux vérités de détail, ni être bien décidé entre le vrai et le faux. On se demande quelquefois s’il les distingue nettement, ou si les choses de part et d’autre ne lui semblent pas égales. Il veut amuser et s’amuser; il y parvient, et l’on ne sait par momens si c’est là son but principal. Il se moque volontiers; il plaisante de toutes choses et même de son héros, avec lequel il prend des libertés fort grandes. La certitude historique paraît le moindre de ses soucis. De là vient que les anecdotes jouent un grand rôle dans son ouvrage, et que l’histoire est débordée par une armée interminable de petits faits. Il ne faudrait pas beaucoup d’historiens de cette école pour faire perdre au public le goût des études sérieuses. Nous n’en voulons pas d’autre preuve que la légèreté avec laquelle il parle de M. Léopold Ranke et des documens diplomatiques[1]. M. Carlyle a beau dire qu’il écrit pour les Anglais, il se compare assez visiblement à l’ingénieux

  1. Voyez le tome IV, p. 93.