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fut mieux battue, et en vérité jamais aucune ne mérita mieux de l’être. Oui, messieurs (ce mot français revient sans cesse sous la plume de M. Carlyle quand il jouit de notre humiliation), oui, messieurs, voilà ce petit marquis de Brandebourg, vous le reconnaîtrez quand vous le rencontrerez de nouveau! »

L’état de guerre explique, s’il ne justifie pas, bien des petitesses : à l’ennemi l’on ne pardonne rien, on ne lui reconnaît ni qualité ni mérite, on dirait que M. Carlyle est en état de guerre avec la France. Les choses les plus avérées, quand elles sont à notre avantage, cessent d’être croyables. Qui ne se souvient dans le monde entier du dévoûment du chevalier d’Assas? L’histoire de Decius n’est pas plus belle, ni surtout plus authentique. On rougit presque d’avoir à insister là-dessus. A Kloster-Kamp, d’Assas, sorti de nos lignes, tomba entre les mains des Anglais, qui à la faveur des ténèbres allaient nous surprendre. Menacé de périr sur place s’il dit un mot, son choix fut bientôt fait. « A moi, Auvergne! » ce cri sauva l’armée. M. Preuss, l’éditeur des œuvres de Frédéric, cite un ouvrage inconnu de 1824 où il est prouvé, dit-il, que le Decius français fut un pauvre soldat nommé Dubois. Qu’importe à la France après tout que son héroïque enfant s’appelle Dubois ou d’Assas? Admirez pourtant la logique de M. Carlyle : parce qu’un doute s’élève sur la personnalité du héros, ne s’avise-t-il pas d’étendre ce doute à l’histoire elle-même? Nous aurions volontiers pardonné à l’auteur de diminuer, comme il le fait, notre victoire de Fontenoy; c’est une défaite pour sa nation, les circonstances y contribuèrent beaucoup, et le vainqueur, Maurice de Saxe, répondit aux remercîmens du roi : « Vous voyez à quoi tiennent les batailles ! » Ce langage est d’un galant homme et d’un homme de guerre qui a de l’expérience. Cependant pourquoi M. Carlyle se montre-t-il injuste, non sans grossièreté (c’est malheureusement sa manière), envers Maurice? A-t-il oublié que Frédéric voulait bien le saluer comme son maître et l’appeler le Turenne de son siècle? Qui s’avisera de croire, comme il le prétend, que notre lâcheté seule nous retint dans nos lignes et que les Français durent la victoire de Fontenoy à leur poltronnerie? Nous l’avertissons que le document inédit qu’il possède (excerpt penes me) ne prouve rien contre la légende chevaleresque bien connue qui sert de début à tous les récits de cette bataille. Il est permis de croire, même après la lecture du fragment précieux qui est en sa possession, qu’un officier des gardes françaises dit en saluant : «Après vous, messieurs! nous n’avons pas l’habitude de tirer les premiers.» Nous l’avertissons encore que l’idée de Lally[1],

  1. Ce Lally, trop fameux plus tard par ses malheurs, était un jacobite de race irlandaise illustre, dont le vrai nom, avant l’émigration à la suite des Stuarts, était O’Mulally of Tullindally. Le roi de France fit de ces Mulally des barons de Tolendal, comtes de Lally.