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pays si pieux? et qu’y avait-il de plus immoral que les divisions perpétuelles des Polonais?

M. Carlyle pouvait, comme tous ses devanciers, expliquer les accroissemens de la Prusse sans mêler les intérêts du ciel à ce que la terre a vu quelquefois s’accomplir da plus odieux; mais M. Carlyle a écrit une histoire de Cromwell dont le but est de prouver que le grand despote anglais n’était pas ambitieux, que Dieu l’avait mis en réserve, vivant silencieux entre sa Bible et sa charrue, pour l’élever tout d’un coup vers les plus hauts sommets, afin que par lui l’Angleterre fût à jamais grande et forte. L’historien a puisé dans la société prolongée de ses indépendans, dans sa familiarité intime avec ce dictateur fanatique, un fatalisme de sang-froid, un enthousiasme à tête reposée, qui font de lui le Cromwell de l’histoire et de la politique, un Cromwell gouvernant le genre humain du fond de sa chambre à Londres, un illuminé arrangé pour le goût moderne, un soldat de Dieu ou plutôt des dieux, car sa phraséologie est volontiers polythéiste, surtout un ennemi du diable, car celui-ci apparaît fort souvent dans son livre. De là vient que les Hohenzollern, dont il s’occupe aujourd’hui, sont plus ou moins inspirés d’en haut, et que le second héros de M. Carlyle ressemble fort à son premier. J’imagine que Frédéric aurait bien ri de cette assimilation. Lui qui aimait tant à tromper avec profit, et qui l’avouait tout au moins, s’il ne s’en vantait pas, il aurait surtout ri des apologies laborieuses de M. Carlyle sur le partage de la Pologne. Il faut que le cromwellisme ait une vertu bien puissante pour mettre la conscience en repos, puisque personne en Angleterre, sinon M. Carlyle, n’a jamais prétendu innocenter cette iniquité. C’est un mal peut-être irrémédiable, on peut l’excuser tout au plus; M. Carlyle seul a eu le courage d’instruire le procès des victimes!

Il n’est pas jusqu’aux essais politiques et aux pamphlets de M. Carlyle qui n’aient laissé des traces dans son dernier ouvrage. Trente ans se sont écoulés depuis que l’auteur prononça sur l’Angleterre ces sortes d’oracles funestes. Ceux-ci attendent encore leur accomplissement; mais la foi de M. Carlyle n’en paraît pas ébranlée : il pense toujours de même sur la liberté, sur les parlemens, sur l’économie politique. Le régime anglais lui semblait un minimum de gouvernement approchant de plus en plus de l’anarchie : il était un admirateur préparé d’avance pour ce maximum de gouvernement en vertu duquel Frédéric se chargeait de tout dans son royaume, étant non-seulement son premier, mais son unique ministre. L’historien approuve, il vante les plus mauvaises parties de cette administration et de cette politique. On pouvait aisément le prévoir. Il n’a rien eu à changer dans ses convictions