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spéculation et d’agiotage. Une voix se cote à la Bourse, un chanteur ne s’appartient plus; il relève en tout et pour tout du capitaliste qui l’entreprend, de la société d’hommes d’affaires qui l’exploitent. De là ces annonces tapageuses, ces étourdissans carillons d’éloges, ces obsédantes manifestations que vous rencontrez à chaque pas : articles de journaux, découpures des gazettes étrangères, portraits et bustes à la vitrine des magasins du boulevard, et jusqu’à ces télégrammes qui viennent apprendre à notre pauvre France tout affligée et saignante encore comment, à huit cents lieues de distance, telle diva hier a vu tomber à ses pieds des monceaux de couronnes! Chose en vérité de nature à nous émouvoir! À ce manège, si l’artiste s’amoindrit par maint côté, ses chances de succès s’accroissent. De quoi s’inquiéterait-il? n’a-t-il pas, pour lui frayer la voie, tous les gens intéressés à sa fortune?

Aux Italiens l’Albani, que nous venons d’entendre d’abord dans la Sonnambula, puis dans la Lucia et Rigoletto, est un talent de rare distinction ; maintenant l’accueil honnête et modéré que nous lui faisons la contentera-t-il, contentera-t-il surtout l’Angleterre, qui nous l’envoyait à la recherche d’une position de diva ? Nous le souhaitons sans oser l’affirmer. L’art de la cantatrice est ici hors de question; mais la voix est petite, fragile à l’excès dans sa souplesse de roseau, incapable d’effort dramatique, et c’est avec les grandes voix que se font les grandes héroïnes. Voyez la Nilsson, la Patti, quels gosiers! la qualité de son est peut-être au théâtre ce qui se paie le plus cher, l’art ne vient qu’après. J’ai cité les deux princesses du moment, le passé me fournirait au besoin vingt exemples. Qu’était-ce que la Catalani, la Sontag, la Malibran, la Grisi, la Lind, sinon de merveilleux organes au service de vocations supérieures? Or, quand on parle de Mlle Albani, c’est le talent, la dextérité qu’il faut premièrement louer, — curieuse chose pourtant, qu’avec des moyens si limités on arrive à produire tant d’illusion, car ce n’est pas une Damoreau, une Miolan; c’est bel et bien une cantatrice dramatique. Il y a l’intelligence, le foyer, tout fors la voix, et bien plus, quand cette voix délicate et mince veut s’affirmer en pleine situation, lutter contre les sonorités ambiantes, attaquer des ré bémol par delà les registres, comme dans le quatuor de Rigoletto, elle y réussit, et c’est alors un de ces effets de mirage tels que la fée Morgane seule en savait évoquer dans le détroit de Messine. Le phénomène s’évanouit presque aussitôt, mais vous avez eu pendant quelques secondes le spectacle d’une grande cantatrice. Ce que doivent coûter à l’Albani de tels éclairs, on le devine ; elle tend, sur le passage visé, tous les ressorts de sa voix, de son être. Crepamo, ma cantiamo ! jamais ce mot sublime de la Frezzolini ne fut plus vaillamment mis en action. Vous sentez qu’elle y va de sa propre vie, et que toute une soirée de ce vouloir intense la tuerait; impossible de détailler une cavatine avec plus de goût, de pureté.