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d’un certain cadre. Otez-lui sa nationalité, il flotte insaisissable ; c’est une ombre dans le vide. Le proverbe qui nous raconte que le génie n’a point de patrie, s’il ne ment pas, signifie simplement que le beau a pouvoir de franchir la limite des états et de rayonner sur le monde. Oui certes, mais derrière le beau humain il y a le beau national particulier à tel ou tel pays ; cette manière de sentir, de créer, sans laquelle Dante ne serait pas le grand Italien, Shakspeare le grand Anglais, Molière le grand Français, et Beethoven le grand Allemand que nous connaissons. Séparer un artiste de sa nationalité, la chose ne se peut. Un artiste n’a de personnalité qu’en raison même de cette nationalité, qui, selon les circonstances et les sentimens qui nous affectent, parle dans nos âmes pour lui ou contre lui et fait que, notre admiration restant au fond la même, l’expression s’en refroidit ou se rallume. Il semble que de pareilles vérités devraient sauter aux yeux ; essayez de les vouloir faire mettre en pratique, et les contradictions surgiront de partout. « Illustres écrivains et libres littérateurs, — écrivait le théosophe Saint-Martin dans un style qui, pour n’être plus de notre temps, n’en exprime pas moins des choses bonnes à reproduire, — vous ne concevez pas jusqu’où s’étendraient les droits que vous auriez sur nous, si vous vous occupiez davantage de les diriger vers notre véritable utilité. Nous nous présenterions nous-mêmes à votre joug, nous ne demanderions pas mieux que de vous voir exercer et étendre votre doux empire, la découverte d’un seul des trésors renfermés dans l’âme humaine, mais embelli par vos riches couleurs, vous donnerait des titres assurés à nos suffrages et des garans irrécusables à vos triomphes. » Le malheur veut que la littérature entre les mains des hommes, au lieu d’être le sentier du vrai et de la vertu, ne soit souvent que l’art de voiler sous des traits piquans le mensonge, le vice et l’erreur. C’est assez qu’un écrivais émette une idée qu’il croit juste et honnête pour qu’à l’instant un autre écrivain traite de paradoxe ou de superstition ridicule cette idée, qui finalement se trouve au fond de toutes les consciences. Oser soutenir qu’à l’heure douloureuse où nous sommes ce prosélytisme tapageur, entêté à l’honneur de l’Allemagne musicale, importune la pudeur publique, ne saurait être évidemment pour quelques-uns que l’incartade d’un habitué du vieil Opéra-Comique français, ou la prédication d’un critique morose, imbu de préjugés étroits.

Qu’est-ce que cela peut faire à la France qu’on ne chôme que les Allemands dans nos salles de concert ? Existe-t-il seulement en musique une nationalité française ? Méhul, Nicolo Isouard, Dalayrac, Boïeldieu, Hérold, Auber, est-ce une école ? Que ceux qui sont de cet avis aillent Entendre la Dame blanche, le Pré aux Clercs ou Fra Diavolo ; quant à nous, ce patrimoine bourgeois ne nous suffit plus, le transcendantal nous attire, nous voulons des musiciens spécifiques, comme l’Allemagne