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les souvenirs de guerre civile que son père avait laissés, il eût fallu beaucoup de prudence pour ne pas éveiller les soupçons du roi; mais il semble avoir été aussi léger qu’il était prodigue, et malgré les grands services de Turenne, qui couvraient d’un manteau de gloire ce passé de révolte, il s’attira plusieurs fois l’animosité de Louis XIV. Aussi le voit-on perdre ou recouvrer ses revenus selon que le roi était plus ou moins mécontent de sa conduite; mais pendant la dernière coalition il fut soupçonné d’être en intelligence avec le plus acharné des ennemis du roi, le rebelle et illustre prince Eugène de Savoie, et alors, sa disgrâce devenant complète, il perdit définitivement ses immenses revenus. Parmi les diverses vengeances que Louis XIV tira de l’abbé, il en est une de nature fort singulière, que je ne puis m’empêcher de trouver mesquine, et qui est comme par avance entachée de violence révolutionnaire et de tyrannie jacobine.

Parmi toutes ses folies de magnificence, le cardinal de Bouillon en avait fait une qui était au moins excusable dans son principe, et que tous les amis des arts auraient trouvée louable par ses résultats. Il avait rêvé de construire à la mémoire de son père et de sa mère un mausolée dont le faste surpassât tous les monumens princiers passés et à venir. Nous connaissons le plan de ce monument, il est gigantesque en effet. Il devait atteindre presque jusqu’à la voûte d’un des transepts de la grande église abbatiale; l’échantillon qui nous reste de ce transept nous permet de juger de cette élévation. Aux deux côtés devaient s’élever deux statues de grandeur naturelle, l’une consacrée au fondateur de sa maison, Godefroy de Bouillon, comte de Flandre et roi de Jérusalem, l’autre consacrée au fondateur de Cluny, Guillaume le Pieux, comte d’Auvergne et duc d’Aquitaine, qui était lui-même un de ses lointains ancêtres. Au-dessus du monument étaient groupées d’autres statues allégoriques, le Temps, la Charité, la Force. Enfin le tombeau présentait les statues du duc de Bouillon et de sa femme Éléonore de Berg. Ce rêve d’orgueil était réalisé ; le cardinal avait fait exécuter les statues en partie à Rome et en partie en France; toutes les pièces diverses du tombeau étaient arrivées à Cluny dans des caisses soigneusement fermées, et il n’y avait plus qu’à disposer le mausolée, lorsqu’un ordre de Louis XIV, appuyé de considérans rédigés par d’Aguesseau, vint défendre que le monument fût érigé, sous le prétexte qu’il tendait « à conserver et à immortaliser, par la religion d’un tombeau toujours durable, les prétentions trop ambitieuses de son auteur sur l’origine et la grandeur de sa maison. » À cette défense, le cardinal abbé de Cluny put comprendre, s’il ne l’avait pas encore soupçonné, que, si les aristocraties n’oublient jamais, les rois