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de leur floraison ; Cluny en est un remarquable exemple. Fondée au commencement du Xe siècle, l’abbaye a duré jusqu’à la révolution française, à l’état de corps et de forme extérieure s’entend, car pour son âme elle s’était éteinte trois siècles juste après sa fondation. Dès la fin du XIIe siècle, le grand rôle de Cluny est terminé. L’abbaye aura encore de beaux jours et présentera de grands spectacles, par exemple celui qu’elle donna au XIIIe siècle lors de l’entrevue d’Innocent IV et de saint Louis ; en réalité, elle dit son dernier mot avec Pierre le Vénérable, le correspondant et souvent l’antagoniste de saint Bernard, le consolateur d’Abélard dans ses infortunes, issu comme l’abbé Pons de Vézelay de la famille auvergnate des Montboissier. À partir de la mort de Pierre de Montboissier, une existence toute mondaine commence pour Cluny, qui devient l’apanage princier de tous les rejetons des maisons royales qui ont besoin d’être pourvus, princes d’Angleterre, princes de la maison de France, princes de Bourbon, etc. Cette nouvelle existence, qui commence à la fin du XIIe siècle, ne fit que se continuer jusqu’à la révolution française en s’affermissant un peu plus à chaque période. De la fin du XIIe à la fin du XVe siècle, tant que l’abbé fut régulièrement nommé, c’est-à-dire nommé par les moines, cet apanage princier fut pour ainsi dire librement consenti et dépendait d’une élection qui pouvait changer cet ordre de choses ; mais à partir du concordat de François Ier avec Léon X l’abbaye perdit toute liberté, et devint l’héritage par droit de naissance de tous les puissans de chaque règne. Les noms des abbés des trois derniers siècles parlent assez haut ; ce sont tous les membres ecclésiastiques de la maison de Guise, Richelieu, un prince de Conti, Mazarin, Renaud d’Este, deux La Tour d’Auvergne, deux La Rochefoucauld. Dans sa servitude dorée, Cluny restait encore la première abbaye de la chrétienté, au moins par le nom, l’illustration et la qualité princière de ses maîtres.

De tous ces abbés des derniers siècles, un seul a pour nous de l’importance, non parce qu’il est le plus illustre, mais parce qu’il est le seul dont il reste à Cluny un souvenir durable, Emmanuel de La Tour d’Auvergne, cardinal de Bouillon. Il était le neveu de Turenne et le fils de ce dac de Bouillon si célèbre sous Louis XIII par ses complots contre Richelieu, qui lui coûtèrent sa principauté et sa forteresse de Sedan. Ce fut un seigneur dans l’acception la plus fastueuse du mot, dont la magnificence est faite pour paraître une pure fable à la modestie de notre vie moderne. Pendant qu’il habitait Rome, son train de maison s’élevait à 100,000 livres par mois, ce qui, au taux actuel de l’argent, représente au moins 500,000 francs de notre monnaie. Avec un nom comme le sien et